Copie des pages 211 à 218 du livre de Jean Pelet (de la Lozère, Cte) édité en 1833 par Firmin Didot :
Opinions de Napoléon sur divers sujets de politique et d'administration,
recueillies par un membre de son Conseil d'Etat.



SUR LES JUIFS.


    Une grande fermentation se manifesta en 18o6, dans l'Alsace contre les juifs. Ils envahissaient, disait-on, toutes les professions de brocanteurs et de marchands; ils ruinaient les cultivateurs par l'usure et les expropriaient; ils seraient bientôt propriétaires de toute l'Alsace. On parlait dans les cabarets de les massacrer. Les négociants d'une classe élevée n'étaient pas exempts eux-mêmes de cette irritation. Le tribunal de commerce de Strasbourg se plaignait d'avoir eu à juger, de l'an IX à l'an Xl, pour 800 000 fr. de créances en faveur des juifs. Telle était l'exaspération contre eux, qu'on pouvait craindre de voir se renouveler à leur égard les scènes de barbarie du moyen âge. Le ministre de la justice, entraîné par cette masse de plaintes, présenta un projet de décret pour interdire, pendant dix ans, aux juifs tout droit de prendre hypothèque, et pour accorder un sursis à leurs débiteurs. Ce projet, renvoyé aux sections de l'intérieur et de législation, donna lieu, de leur part, à un rapport dont la conclusion était qu'on ne pouvait faire une loi d'exception pour les juifs. Plusieurs membres, dans le conseil, appuyèrent cet avis. Ils firent observer qu'il y avait un grand nombre de juifs fort estimés à Gènes, a Marseille, à Bordeaux, en Hollande; que les torts imputés à ceux de l'Alsace ne tenaient point par conséquent à leur religion, mais à des circonstances locales qu'il fallait faire disparaître. Ces observations ne purent prévaloir contre un parti pris.
    Un décret fut rendu (3o mai 18o6) qui prononça un sursis à exécution des jugements rendus en faveur des juifs à raison de créances contre des cultivateurs non négociants dans plusieurs départements. Napoléon avait lui-même de fortes préventions contre cette classe d'hommes. Elles percent dans le discours que nous rapportons- Il les avait puisées aux armées, à la suite desquelles marchaient trop souvent des juifs avides de gain, et prêts à trafiquer de tout. Il voulut cependant les entendre et convoqua un grand sanhédrin, sorte d'états-généraux des juifs, qui siégea longtemps à Paris, et adopta un règlement de police pour ses co-réligionnaires (17 mars 1 8o8 ), auquel l'empereur donna sa sanction. Le sursis à l'exécution des jugements rendus contre leurs débiteurs fut levé. Les juifs rentrèrent clans le bénéfice de la loi commune.

OPINION DE NAPOLÉON.


Séance du 3o avril 18o6.


    « La législation est un bouclier que le gouvernement doit porter partout où la prospérité publique est attaquée. Le gouvernement français ne peut voir avec indifférence une nation avilie, dégradée, capable de toutes les bassesses, posséder exclusivement les deux beaux départements de l'ancienne Alsace; il faut considérer les juifs comme nation et non comme secte. C'est une nation dans la nation; je voudrais leur ôter, au moins pendant un temps déterminé, le droit de prendre des hypothèques, car il est trop humiliant pour la nation française de se trouver à la merci de la nation la plus vile. Des villages entiers ont été expropriés par les juifs; ils ont remplacé la féodalité ce sont de véritables nuées de corbeaux. On en voyait aux combats d'Ulm qui étaient accourus de Strasbourg pour acheter des maraudeurs ce qu'ils avaient pillé.
    Il faut prévenir, par des mesures légales, l'arbitraire dont: on se verrait obligé d'user envers les juifs, ils risqueraient d'être massacrés un jour par les chrétiens d'Alsace, comme ils l'ont été si souvent, et presque toujours par leur faute.
    Les juifs ne sont pas dans la même catégorie que les protestants et les catholiques. Il faut les juger d'après le droit politique, et non d'après le droit civil, puisqu'ils ne sont pas citoyens.
    Il serait dangereux de laisser tomber les clefs de la France, Strasbourg et l'Alsace, entre les mains d'une population d'espions qui ne sont point attachés au pays. Les juifs autrefois ne pouvaient pas même coucher à Strasbourg; il conviendrait peut-être de statuer aujourd'hui qu'il ne pourra pas y avoir plus de cinquante mille juifs dans le haut et le bas Rhin; l'excédant de cette population se répandrait à son gré dans je reste de la France.
    On pourrait aussi leur interdire le commerce , en se fondant sur ce qu'ils le souillent par l'usure, et annuler leurs transactions passées comme nie entachées de fraude.
    Les chrétiens d'Alsace et le préfet de Strasbourg m'ont porté beaucoup de plaintes coutre les juifs lors de mon passage dans cette ville. »






Séance du 7 mai 18o6.


    «On me propose d'expulser les juifs ambulants qui ne justifieront pas du titre de citoyens français, et d'inviter les tribunaux à employer contre l'usure leur pouvoir discrétionnaire; mais ces moyens seraient insuffisants. La nation juive est constituée, depuis Moïse, usurière et oppressive; il n'en est pas ainsi des chrétiens : les usuriers font exception parmi eux et sont mal notés. Ce n'est donc pas avec des lois de métaphysique qu'on régénérera les juifs; il faut ici des lois simples, des lois d'exception; on ne peut rien me proposer de pis que de chasser un grand nombre d'individus qui sont hommes comme les autres; la législation peut devenir tyrannique par métaphysique comme par arbitraire. Les juges n'ont point de pouvoir discrétionnaire; ce sont des machines physiques au moyen desquelles les lois sont exécutées comme l'heure est marquée par l'aiguille d'une montre; il y aurait de la faiblesse à chasser les juifs; il y aura de la force à les corriger. On doit interdire le commerce aux juifs, parce qu'ils en abusent, comme on interdit à un orfèvre son état lorsqu'il fait du faux or. La métaphysique a égaré le rapporteur au point de lui faire préférer une mesure violente de déportation à un remède plus efficace et plus doux. Cette loi demande à être mûrie; il faut assembler les états-généraux des juifs, c'est-à-dire en mander à Paris cinquante ou soixante, et les entendre; je veux qu'il y ait une synagogue générale des juifs à Paris , le 15 juin. Je suis loin de vouloir rien faire contre ma gloire et qui puisse être désapprouvé par la postérité, comme on me le fait entendre dans le rapport. Tout mon conseil réuni ne pourrait me faire adopter une chose qui eût ce caractère; mais je ne veux pas qu'on sacrifie à un principe de rnétaphysique et d'égoïsme le bien des provinces. Je fais remarquer de nouveau qu'on ne se plaint point des protestants ni des catholiques comme on se plaint des juifs; c'est que le mal que font les juifs ne vient pas des individus, mais de la constitution même de ce peuple: ce sont des chenilles, des sauterelles qui ravagent la France.
    Il faut fixer l'intérêt légal comme en Angleterre; ce sera une règle pour l'honnête homme. Le tribunal de commerce de Paris vient de faire une chose scandaleuse, en accordant à M. Seguin quatre millions d'intérêt, sur le pied de quarante-deux pour cent. Les économistes ont fait de l'homme une brute en soutenant que sa conscience ne pouvait être affectée par la déclaration d'un intérêt légal.
    Le revenu des terres doit être la mesure de l'intérêt légal; l'Angleterre est, à cet égard, dans un système illusoire. Je voudrais qu'on appliquât aux prêts à intérêt le principe de la lésion d'outre moitié, et qu'on examinât s'il ne convient pas de fixer le taux de l'intérêt légal, entre particuliers, à cinq pour cent, et entre commerçants, à six pour cent.

Séance du 21 mai 1806.


    « Le projet sur les juifs est trop long et la rédaction doit en être changée ; on ne me fait pas parler le langage qui me convient; le souverain ne doit pas faire mention dans ses actes de ce que le public pense ou ne pense pas, ni lui prêter, sur le gouvernement, telle ou telle opinion, car les lecteurs prendraient toujours le contre-pied. Si je dis, dans le préambule du décret, qu'aucune religion ne craint de ma part une persécution, beaucoup de lecteurs en concluront, avec raison, que les esprits ne sont pas très-rassurés â cet égard. On doit avoir la ferme volonté de ne point persécuter, et laisser ensuite parler le public comme il lui plaît; j'ai là dessus des idées arrêtées dont on ne me fera point revenir. Je me charge de corriger moi-même la rédaction. "