Archives Israélites; 16 juillet 1908

ENCORE UN CENTENAIRE

    Les centenaires se suivent de près dans l'histoire du Judaïsme français. Il y a deux ans, c'était celui de la convocation de l'Assemblée des Notables israélite; par Napoléon, à laquelle ce grand inquisiteur se proposait de demander des éclaircissement sur la condition et les croyances des Juifs, et surtout sur leurs sentiments à l'égard de la société. L'année suivante rappelait qu'il y a un siècle un grand Sanhédrin, composé, en majeure partie de rabbins (53 sur 71 membres), se réunit à Paris, pour convertir en décisions doctrinales les décisions prises par l'Assemblée des Notables. Et cette année, les consistoires auraient pu célébrer le centenaire de leur constitution. En effet, un décret impérial en date du 18 octobre prescrivait aux préfets de procéder à l'installation des consistoires, et en déterminait la forme.
    Les deux précédents centenaires qui évoquaient des événements importants du passé du Judaïsme français moderne, n'ont pas été commémorés comme ils l'auraient été dans d'autres pays, en Allemagne ou en Angleterre, par exemple. Aucune cérémonie, aucune démonstration publique destinée à frapper les esprits n'a été ordonnée. Des articles parus ici ou ailleurs, ont seuls rappelé ces dates marquantes qui firent époque. La Synagogue française n'a officiellement prêté aucune attention à ces centenaires. Il faut dire que la loi de Séparation, en rompant les liens séculaires du culte israélite avec l'Etat, qui est survenue à ce moment, a enlevé me grande partie de leur intérêt à ces dates mémorables. Les époux divorcés n'ont pas pour habitude de célébrer l'anniversaire de leur mariage. Pour la même raison, le centenaire de l'installation des Consistoires, risque de passer inaperçu dans la Synagogue française reconstituée sur de nouvelles bases et qui a fait peau neuve.
    On comprendrait difficilement que l'on célébrât le centenaire d'institutions abolies.  .
    Les Consistoires, tout au moins, avec l'empreinte particulière que le grand manieur d'hommes et le législateur improvisé leur avait donnée, ont disparu. De cette institution napoléonienne, il ne reste plus, à l'état de survivance, plutôt factice, que de Consistoire central. Les Consistoires départementaux ont vécu et les conseils des associations cultuelles ne les rappellent que très vaguement car leur autorité n'est que locale et ne franchit, le plus souvent, même pas les limites du département ... Les Consistoires, au contraire, embrassaient plusieurs départements. Leur souveraineté s'étendait sur de gros tronçons du territoire français. Il y eut un moment où celui de Paris régnait judaïquement sur trente-trois départements. La communauté de Nantes, située à une jolie distance de la capitale, était placée sous le contrôle du Consistoire de Paris. La centralisation poussée à des limites invraisemblables, était la passion dominante du Grand Conquérant et il se plut à tailler pour le Judaïsme français des fiefs consistoriaux, comme dans l'ordre politique et universitaire, à constituer de vastes circonscriptions.
    Ce serait s'abuser étrangement que de croire que les consistoires furent créés pour le bien du Judaïsme français, pour assurer une administration modèle de notre culte. La pensée maîtresse de Napoléon, telle qu'elle ressort des textes des décrets, de ses discours au Conseil d'Etat, de ses instructions aux ministres et de leurs circulaires, était d'exercer sur les Juifs, sur le compte desquels on avait égaré sa religion ou qu'il considérait avec tous les préjugés de sa prime éducation de Corse, une surveillance très étroite, et les Consistoires, dans sa pensée, devaient être, avant tout, bon gré, mal gré, les agents de cette surveillance. Ayant une mauvaise opinion, native ou acquise des Juifs, éprouvant à leur égard des sentiments de malveillance, la défiance d'un despote, il entendait être exactement renseigné sur leur état d'esprit et leurs dispositions, et voulait que ses fonctionnaires eussent toujours un oeil ouvert sur une population qu'on lui avait représenté, à tort, sous les pires apparences, comme animés à l'égard de l'Etat, de sentiments hostiles et doués de toutes sortes de vices plus insociables les uns que les autres. M. de Bonald, l'écrivain catholique, n'était pas étranger à cette animosité violente de Napoléon contre les Juifs. C'est en suspects qu'il les considérait à travers le prisme de ses préventions et c'est en suspects qu'il entendait les traiter, et les Consistoires avaient pour principale mission de maintenir et contenir les turbulentes populations israélites, de leur inculquer les bons sentiments, en un mot, de les dresser socialement et politiquement.
    Le règlement élaboré par l'Assemblée des Notables de 1806, sous la dictée des Commissaires impériaux, ne laisse aucun doute sur le caractère politique de la fonction des consistoires.
    Ceux-ci ne doivent-ils pas veiller à ce que les rabbins ne donnent pas, soit en public, soit en particulier, une instruction ou une explication de la Loi, qui ne soit conforme aux décisions du Grand Sanhédrin, encourager, par tous les moyens possibles, les israélites de la circonscription à l'exercice des professions utiles, et faire connaître à l'autorité ceux qui n'ont pas des moyens d'existence avoués, de donner, chaque année, à l'autorité, connaissance du nombre des conscrits israélites de la circonscription.
    Ce n'est même pas un mandat politique que les décrets impériaux conféraient aux Consistoires, mais une besogne de police qu'ils leur imposaient. La formule du serment que les membres des Consistoires devaient prêter entre les mains des préfets, ne laisse aucun doute sur le caractère d'agent de l'Etat dont ils étaient revêtus. Non seulement ils juraient fidélité à l'empereur, obéissance aux institutions, mais encore avaient à promettre de faire connaître tout ce qu'ils apprendraient de contraire aux intérêts du Souverain et de l'Etat.
    Les Consistoires ressemblaient quelque peu aux surveillants de corvée que le pharaon de la Bible avait institué sur la population des esclaves juifs et qu'il avait recrutés parmi les Hébreux, pour contrôler leur travail et, au besoin, les tenir sans cesse courbés sur leur tâche de forçats et lui signaler les récalcitrants. Mais les Consistoires, pas plus que les contre maîtres du temps de Pharaon, ne se prêtèrent volontiers à ce rôle de délateurs.
    Et si Napoléon avait compté sur les Consistoires pour lui fournir des rapports secrets sur leurs coreligionnaires, il s'était étrangement abusé. Nos administrations s'appliquèrent, au contraire, à mettre en lumière les progrès accomplis par nos coreligionnaires depuis l'Emancipation, à les montrer ce qu'ils étaient, en réalité des citoyens utiles, fidèles à leurs devoirs, et s'efforçant, par leur labeur et leurs vertus, à justifier le grand acte réparateur dont il avaient été l'objet et dont Napoléon, par sa politique de suspicion, essayait de restreindre les effets.
    La chute de l'Aigle rendit les consistoires à leur mission purement confessionnelle. Mais ce n'est pas énoncer un paradoxe que de soutenir qu'il leur est resté, tout le temps de leur existence séculaire, quelque chose de ce caractère autoritaire, tranchant, que le décret constitutif leur avait conféré. Il leur a toujours manqué le souffle démocratique qui est de tradition en Israël, le sens des besoins et le respect des droits des masses israélites et une tendance marquée à les tenir en une jalouse tutelle.
    Nous avons dit que les Consistoires du type napoléonien avaient disparu avec la loi du 9 décembre 1905. Mais nous ne jurerions pas que, ressuscités sous les espèces de Conseils des Cultuelles, voir, sous leur nom patronymique, ils n'aient conservé un peu de l'esprit ancien, de cet esprit d'autoritarisme, que le plus grand autocrate du XIX° siècle leur avait insufflé, et qu'ils aient fait tous les efforts nécessaires pour dépouiller le vieil homme qui reparaît de temps en temps à travers leurs décisions qu'on aimerait à voir frappées au coin de ce libéralisme qui est l'essence même des institutions administratives de notre culte.

H PRAGUE.


Note personnelle : Par les Articles organiques ajoutés au Concordat, Napoléon 1er obligeait également les ministres des autres cultes à être des informateurs de la sûreté générale.