Mercure de France Septembre 1806
CONSIDÉRATIONS POLITIQUES
SUR L'ARGENT ET LE PRÊT A INTÉRÊT.
La question du prêt â intérêt
était, comme tant d'autres questions, décidée en France
depuis longtemps par la religion et par la politique. Si la cupidité
se permettait d'enfreindre la loi, les tribunaux veillaient pour la réprimer
;l'opinion publique, pour la flétrir : et tandis que des crimes plus
directement attentatoires à l'ordre public n'étaient punis
que par des supplices, et conservaient, même jusque sur l’échafaud,
une sorte de grandeur qui tenait au principe qui les avait produits, le délit
de l’usure , fruit d'une vile et lâche passion, soumis quelquefois
à des peines afflictives, était encore, chez la nation
de l'Europe la plus désintéressée, puni par l'infamie
, et livré sur les théâtres à un ridicule ineffaçable.
Autre temps, autre esprit! Nos pères n'avaient connu ni l'homme, ni
la société : leur sagesse était folie; leur vertu, simplicité;
leurs lumières, ignorance; leur expérience, préjugé.
Tout en France, préceptes religieux et maximes politiques, lois et
mœurs; honneur même et probité, fut remis en problème.
L'homme parut commencer, et la société tout entière
fut l'inconnue que des algébristes politiques poursuivirent à
travers de funestes abstractions. Les questions sur la nature de l'argent
et sur son usage devinrent l'objet des discussions les plus animées;
et bientôt enfin, lorsque les honnêtes gens furent proscrits
comme la faction la plus dangereuse, l'usure fut regardée comme la
plus légitime des pratiques.
Le torrent des nouvelles opinons entraîna tout.
Des hommes d'État, des écrivains politiques avoient
méconnu la raison politique des maximes religieuses; de foibles théologiens
méconnurent à leur tour les motifs religieux des lois civiles,
et flottèrent entre les anciens principes et la nouvelle doctrine ;
et le gouvernement à qui, par la force des circonstances, étoit
principes et la nouvelle doctrines; et le gouvernement à qui, par
échu la tâche effrayante de faire d'anciennes lois avec
des mœurs nouvelles, pour sortir de tant d'incertitudes, fut obligé
de laisser une liberté entière à l'intérêt
conventionnel, en même-temps qu'il fixoit le taux de l'intérêt
légal.
Cependant, il faut le dire, peut-être la sévérité
de la doctrine chrétienne sur le prêt à intérêt,
n'avoit pas toujours été justifiée par des motifs assez
satisfaisans; mais la tolérance philosophique de l'usure amena des
désordres intolérables. Si, dans un temps, on s'est plaint
de la rigueur de la loi , un cri général s'élève
aujourd'hui contre son indulgence. Le gouvernement l'a entendu et y
répond. Les discussions se réveillent preuve non équivoque
qu'il reste encore, sur cette matière; quelque chose à éclaircir;
car, lorsque la vérité est développée sous tous
ses aspects, le combat entre les opinions cesse, le procès est terminé,
et la dispute rayée du long tableau des disputes humaines.
C'est avec beaucoup de raison que l'auteur d'un ouvrage
récent { Considérations sur le Prêt à intérêt,
par un jurisconsulte. Je saisis cette occasion pour remercier l'auteur, qui
m'est inconnu, du présent qu'il a bien voulu me faire de son ouvrage.
Il falloit du courage pour nous rappeler aujourd'hui à toute la sévérité
des anciens principes; mais l'auteur le justifie par l'ordre, la clarté,
l'érudition et le mérite de style avec lesquels il le développe
: peut-être n'est-il pas assez publiciste pour un jurisconsulte.} sur
le prêt à intérêt, a comparé la tolérance
de l'usure à la tolérance du divorce.
La religion, qui connoit ses enfans et le fonds
inépuisable d'inconstance et de cupidité que renferme le cœur
de l'homme, avoit placé le bonheur de l'homme dans la force répressive
de la société, et posé au-devant de ses passions, comme
une barrière insurmontable, la défense du divorce, et la défense
du prêt à intérêt sans motifs légitimes.
Une philosophie superficielle, qui regarde la société comme
un frivole théâtre où les hommes se rassemblent pour
leur plaisir , ou comme une maison de commerce où ils s'associent
pour des spéculations de fortune, permit le divorce à la volupté,
et l'usure à la passion des richesses. Elle crut que la raison naturelle
de l'homme le retiendroit sur la pente rapide des tolérances, et que
les peuples conserveroient des mœurs fortes malgré de foibles lois.
Vain espoir ! La tolérance du divorce devint une véritable
polygamie; et la tolérance de l'intérêt conventionnel,
l'agiotage le plus effréné. Déjà, il a été
nécessaire de restreindre dans d'étroites bornes la faculté
du divorce; et bientôt il deviendra indispensable d'opposer des digues
à la fureur de l'usure. Ainsi s'évanouissent de vains systèmes
sur la bonté naturelle de l'homme, et sur la nécessité
de céder à ses penchans pour prévenir les écarts
de ses passions. Ainsi s'est justifiée dans toutes ses voies la sagesse
de la religion chrétienne, et la sévérité de
ses maximes sur la corruption prodigieuse du cœur humain, et sur la nécessite
d'étouffer ses penchans pour arrêter ses passions; de lui commander
de s'abstenir, pour le forcer à se contenir. Il faut donc, sous peine
de voir la société se dissoudre, et le monde moral retomber
dans le chaos, revenir à ses lois saintes et sévères
qui ont fait la société , et qui la conservent. Encore un peu
de temps, et nous y reviendrons peut-être sur bien d'autres points.
En vain notre faiblesse en seroit épouvantée : nous en subirons,
quand il le faudra le joug salutaire ; et un peuple est capable de tout recevoir
, quand il a eu la patience de tout endurer.
Lorsqu'on traite, sous les rapports politiques, du prêt
à intérêt, je veux dire, lorsqu'on cherche les motifs
publics en politiques des prescriptions religieuses, les questions se présentent
en foule. Il faut tout éclaircir, parce qu'on a tout obscurci et ramener
le lecteur aux élémens, parce qu'on a méconnu
et défiguré le principes.
Qu'est-ce que l'argent ?
L'argent porte-t-il l'intérêt de sa nature
?
Y a-t-il une raison naturelle du taux de l'intérêt;
ou bien ce taux est-il laissé à l'arbitraire des hommes et
au hasard des circonstances ?
Doit-on autoriser un intérêt plus fort
que l'intérêt légal ?
Enfin, dans quelles Circonstances et à quelles
condition : peut-on prêter au taux de l'intérêt
même légal ?
Les plus grands intérêts de la société,
et les devoirs les plus obligatoires., de la morale, dépendent de
la décision de ces questions car on ne peut les laisser indécises;
et les passions tranchent partout où la loi n'ose prononcer.
Qu'est-ce que l'argent ?
Tout vient de la terre, comme tout y retourne; c'est le
principe le plus certain de l'économie politique, parce que c'est
la volonté la plus constante de la nature : car c'est toujours à
la nature morale ou physique qu'il lui faut revenir toutes les fois qu'il
est question de lois pour la société, ou des besoins de l'homme.
Que le peuple soient agricoles ou commerçan; que
les hommes soient propriétaires de terres ou possesseurs d'argent;
qu'ils vivent des productions de leur esprit, ou du travail de leur corps,
c'est la ferre qui les nourrit, ce sont ses produits qu'ils consomment, après
les avoir obtenus par la culture. Cette vérité de fait est
une base fixe de raisonnemens; un établissement, comme parle Leibnitz,
sur lequel on s'appuie pour aller en avant; un axiome, enfin, qu'on laisse
derrière soi, en suivant, dans ses innombrables détours, l'infinie
variété des transactions humaines; mais qu'il ne faut jamais
perdre de vue, même lorsqu'on s'en est le plus éloigné
Si les peuples, si les hommes pouvoient échanger
aisément les denrées qu'ils ont, contre celles qui leur manquent;
ou des denrées contre les services qu'ils demandent à leurs
semblables, l'argent serait inutile, et jamais les métaux n'auraient
été monnoyés,
Mais parce que ces échanges des denrées
contre des services, ou contre des denrées de qualité , de
poids , de volume différens; ces échanges multipliés
à l'infini chez des peuples avancés, et variés comme
leurs besoin, sont diffilcultueux, litigieux, impraticables, il a été
nécessaire d'évaluer toutes les denrées et tous les
services en une mesure commune, qui signifie la valeur de toutes les
denrées et de tous les services , et qui puisse servir, entre toutes
ces valeurs différentes, inégales, de signe prompt et facile
de commutation.
Cette mesure commune et fictive, appelée en France
le franc, et de divers noms dans les divers pays, a été réalisée
en France, dans une pièce d'argent titrée un franc par l'autorité
publique, qui lui donne cours pour cette dénomination en la marquant
de son empreinte, en la donnant elle-même comme signe de la valeur
des services de tout genre rendus à l'État, et en la recevant
comme signe de la valeur de l'impôt qu'il exige des sujets.
Le franc d'argent est donc, en France, le moyen universel
de tous les échanges, parce qu'il est le signe public et légal
de toutes les valeurs. Nous négligeons, dans ce calcul, les fractions
en décimes et centimes, qui sont le dixième un le centième
du franc.
Ainsi, j'évalue cent francs une certaine quantité
de blé et mon voisin évalue soixante-dix francs une certaine;
quantité de vin; et j'échange réellement et commodément
mon blé contre le vin de mon voisin, en vendant mon blé cent
francs, et achetant son vin soixante-dix francs.
Ainsi un ouvrier change son travail contre des denrées,
en évaluant sa journée deux francs, et en se procurant
au moyen de cet argent des denrées dont il a un besoin
journalier.
On voit tout de suite qu'on pourroit
employer comme signe de valeur et moyen d'échange, toute autre matière
que des métaux; qu'on pourroit même, à toute force, n'en
employer aucune et trafiquer par simple troc de denrées contre des
denrées, ou de denrées contre des services.
Ainsi les petits propriétaires des campagnes écartées
troquent souvent du blé contre du vin. Ils payent toujours en blé
la main d'œuvre des forgerons et des maréchaux ferrans, pour les ouvrages
de leur métier nécessaires à l'exploitation des terres.
Ils payent en bêtes à laine, qu'ils gardent dans leur troupeau,
ou même quelquefois en toile et en drap, une partie des salaires de
leurs bergers, de leurs valets et de leurs servantes ; et presque partout
dans les campagnes, on paye en blé la mouture des grains et le salaire
du meunier. Ainsi dans les premiers temps, les bestiaux, bœufs ou moutons,
(pécus, d'où est venu pécunia), étoit le signe
des valeurs et le moyen des échanges. Encore pour le même objet,
on se sert, selon Adam Smith , de sel dans l’Abyssinie ; de coquillages,
dans quelques endroits de la côte de l'Inde; de morue sèche,
à Terre-Neuve ; de tabac, en Virginie; de sucre, de peaux, de cuirs
dans diverses contrées; et même de cloux, dans quelques villages
de montagnes d'Ecosse. Je crois même que dans certaines contrées
d'Afrique ou d'Asie, on se sert d'un signe purement fictif, c'est-à-dire,
d'une simple dénomination, qui fait l'office de mesure commune, et
qui n'est réalisé ou représenté d'aucune manière
et par aucun objet matériel, comme seroit en Angleterre , le
mot sterling s'il n'y avait aucuns métaux monnoyés
Les raisons naturelles qui ont fait adopter d'abord, et
préférer ensuite les métaux à toute autre matière
sont connues de tout le monde.
Les métaux monnayés, je le répète
, ne sont donc pas considérés dans chaque société
particulière, comme une valeur propre, ou quant à leur valeur
intrinsèque; mais ils y font uniquement l’office de signes légaux
et publics de toutes les valeurs, et de moyen commun de tous les échanges
entre toutes les denrées.
Ainsi on ne se nourrit pas, on ne s’habille pas d’or ou
d’argent ; mais avec de l’argent, on se procure tout ce qui est nécessaire
pour se nourrir, se vêtir, se loger, premiers et même seuls besoins
naturels de l’homme physique, et qu’il a si imprudemment surchargés
de tant d'autres besoins secondaires et artificiels : passager
mal avisé, qui pour un trajet de quelques jours, encombre son frêle
vaisseau d’un bagage inutile, qu'il faut jeter à la mer au premier
coup de vent!
L'argent monnoyé ait donc, dans la société,
l'office que les jetons font au jeu; et je prie le lecteur de faire quelque
attention à cette comparaison.
Ainsi au jeu, l’argent est la denrée dont
les jetons sont le signe ; dans la société, toutes les productions
territoriales ou industrielles, sont la denrée, dont l'argent
est lesigne.
Ainsi l'on peut commercer avec plus ou moins d'argent,
ou même sans argent et par troc de denrées; comme on peut
jouer avec plus ou moins de jetons, ou même sans jetons et argent sur
table.
Mais selon qu'il y a au jeu plus ou moins de jetons, le
même jeton représente plus ou moins d’argent; et de même,
selon qu'il y a dans la société plus ou moins d'argent
la même somme d'argent signifie ou représente plus ou
moins de denrées
Trop ou trop peu de jetons, met de l’embarras dans les
comptes du jeu; trop ou trop peu d’argent, rend le commerce diffilcultueux
et les échanges incommodes.
S'il n'y a pas assez de jetons d’or, d’argent, de nacre,
d’ivoire, etc., on peut en faire, on en fait quelquefois avec des cartes
que l’on coupe en façon de jetons; et s’il n’y a pas assez d’argent
dans la société, on en fait avec du papier que l’on marque
en guise de monnaie.
Pour éviter l'inconvénient du trop
grand nombre de jetons, on les réduit en fiches, en contrats, qui
représentent chacun un certain nombre de jetons, et quelquefois
on finit par écrire les points; et de même, pour éviter
l'inconvénient du trop grand nombre de francs monnoyés, on
les réduit en écus de trois francs, de cinq francs, en pièces
d'or de dix, de vingt, de quarante francs; et enfin on les réduit
en papier de banque, de cinq cents et de mille francs.
Ainsi le papier-monnoie est plutôt le signe d'une
certaine quantité de denrées, et le papier de banque, d'une
certains quantité d'argent; et sous cette dernière forme, il
est le signe des plus grandes valeurs, et le moyen des plus grands échanges.
Ainsi dans l'état ordinaire des choses, le papier-rnonnoie
supplée à la rareté du numéraire; et le
papier de banque est. un remède à sa trop grande abondance.
Mais si avec le, papier-monnoie, on ne pouvoit se procurer
des denrées, ou si avec le papier de banque, on ne pouvoit a volonté
se procurer de l'argent, il y auroit dans un État, un vice d'administration
et un principe de ruine : comme il y auroit au jeu fraude et indigence, si
un joueur ne pouvoit pas à la fin de la partie, convertir en argent
les fiches, les contrats, les jetons qu'il a devant lui.
Les hommes dans une même contrée, trafiquent
beaucoup plus au moyen de l'argent. Les peuples plus éloignés
les uns des autres, commercent ensemble beaucoup plus par échange
de denrées. Ainsi la France envoie ou exporte ses vins , ses huiles,
ses sels, ses ouvrages d'industrie ; la Suède envoie ses fers et ses
cuivres; la Russie, ses chanvres et ses goudrons; l'Italie, ses soies; l'Afrique,
ses blés; etc. etc. mais comme ces échanges de denrées
différentes, faits à de grande distances, par divers envois,
et pour le compte de différentes maison de commerce, ne peuvent jamais
être complets et définitif ; qu'au total ,un peuple envoie plus,
un autre moins; l’un plus tôt, l’autre plus tard; plus dans un temps,
et moins dans l’autre, il est nécessaire pour la soute des échanges
et l’appoint des comptes, de faire passer, avec le moins de frais et de risques
possibles , de l’argent d’une contrée dans une autre. C’est là,
je crois, l’objet primitif et la raison fondamentale du commerce de la Banque
considéré en général : raison déguisée
presque toujours, sous d’autres services, et sur laquelle un art savant a
jeté le voile d’une langue mystérieuse ; mais qui, en dernière
analyse et réduite à sa plus simple expression, n’est que le
moyen de faire passer avec sûreté, facilité, promptitude
et économie, de l’argent d’un pays dans un autre pour la solde des
comptes, en observant les différences et les rapports des valeurs
monétaires usités dans les divers pays (Les sujets dans un
même État ne considèrent l’argent que comme un signe;
mais les étrangers qui ne le reconnaissent pas comme signe, le considèrent
comme matière : et de là le danger pour un gouvernement de
faire de la monnaie faible, relativement à celle des pays voisins)
Ainsi deux commerçans de la même ville
peuvent traiter ensemble sans l'intermédiaire d'un banquier ; mais
il faut des banquiers entre le commerce de Paris et celui de Lyon ; et plus
encore, entre le commerce de France et celui de Suède.
Il faut observer cependant que ce que nous avons dit de
l'objet primitif et essentiel de la banque, n'est vrai rigoureusement que
lorsque l'argent est considéré seulement comme
signe de valeur et moyen d’échange ; car si l’argent était
regardé comme valeur lui-même et marchandise, les banques
recoivent une autre destination, ou plutôt ajouteroient un autre
service à leur service primitif : et elles devraient
être regardées comme des magasins d'argent où l'on
iroit acheter cette denrée à un prix plus haut ou plus bas,
selon les circonstances.
Nous examinerons ailleurs si l’argent peut être
considéré comme une marchandise.
Résumons : l’argent monnoyé n’est réellement
qu’un signe de valeur et un moyen d’échange. I fait dans la société
l’office de signe; il est regardé comme un signe par les gouvernemens,
à qui seuls appartient, comme un attribut de haute police et
un devoir de la souveraineté, le droit de le revêtir du caractère
de signe public et légal de toutes les valeurs, et qui donnent
comme signe de salaires, et le reçoivent comme signe de l'impôt.
L’argent porte-t-il intérêt de sa nature
? Oui et non. : selon qu'il est employé comme signe de valeurs naturellement
productives; ou comme signe de valeurs mortes, et qui naturellement ne produisent
aucun revenu.
Dans cette distinction fondée sur la nature et
la nécessité même des choses, est la raison de
nus anciennes maximes religieuses et de nos anciennes lois civiles sur le
prêt à intérêt.
La terre est une valeur naturellement productive, soit
qu’elle produise spontanément ce qui est nécessaire à
la subsistance de l'homme au premier âge de la société,
et à celle des animaux dont se nourrissent les peuples pasteurs, pêcheurs
et chasseurs; soit qu'elle produise en partie spontanément, avec le
concours de l'homme, ce qui est nécessaire à la (le l'homme
agricole, et à celle des animaux qui l'aident dans ses travaux.
Les productions de la terre, soit spontanées, soit
obtenues par la culture, sont des valeurs naturellement mortes, des valeurs
qui doivent être consommées, et qui loin de s'accroître,
dépérissent en quantité ou en qualité; ou comme
le vin, par exemple, perdent en quantité, lorsque pendant un certain
temps elles gagnent en qualité.
Ainsi j'emploie du signe à me procurer un fonds
de terre ou pour parler je langage ordinaire, j'achète une terre :
elle me produit annuellement un accroissement de denrées, un revenu.
Donc mon argent m 'a produit un accroissement réel en denrées,
ou un revenu.
Je prête cette terre ( ce qui s'appelle louer ou
bâiller à ferme ), je stipule en argent le prix du bail; c'est
- à - dire que tous les ans, j'échange le produit en denrées
contre une somme d’argent convenue. Donc, l’argent employé primitivement
à l’acquisition de cette terre, me porte naturellement un revenu appelé
intérêt, lorsqu’il est converti en argent.
Je prête à mon voisin le signe ou l’argent
pour l’acquisition d'une terre hypothéquée au remboursement,
c'est-à-dire que je l'achète réellement en tout ou partie
sous le nom d’un autre, qui conserve la faculté de la racheter. Donc,
mon argent peut me produire légitimement un intérêt,
parce que la terre produit naturellement un revenu.
J'emploi le signe à acheter du blé pour
ma subsistance. Cette production est une valeur morte qui dépérit
bien loin de s'accroître. Donc, dans ce cas, mon argent ne me produit
aucun intérêt.
Je prête à un autre du blé pour sa
consommation ou de l'argent pour en acheter . Ce blé ne lui produit
aucun accroissement. Donc, mon argent ne doit me produire aucun intérêt;
je ne puis exiger que la même somme d'argent ou la même quantité
de blé.
Ce sont là les principes généraux
: nous ne nous occupons pas encore des exceptions
Ici, j'oserai, même en fait de commerce d'argent,
être d'un autre avis que M. de Necker. « Le premier,
dit ce célèbre administrateur , ch.21,t.3 de l’Administration
des Finances, qui par prudence ou par avarice, voulut échanger une
partie des productions de sa terre ou de son travail, contre une petite augmentation
future de revenu, donna l'idée de ce qu'on à ce qu'on
appelle aujourd'hui l'intérêt de l'argent. Ces transactions
auroient pu précéder l'introduction même des monnaies
: le cultivateur qui eut besoin de cent septiers de bled pour semer son champs
, dût les demander à celui qui en avoit une quantité
superflue, et dans le nombre des conventions auxquelles ces services
mutuels donnèrent naissance, l'idée de payer une redevance
annuelle en échange des avances qu’on sollicitait, se présenta
naturellement. Cette manière si simple de lier ensemble la convenance
des prêteurs et celle des emprunteurs, a multiplié les moyens
de travail et concouru sans doute efficacement à cette
activité générale qui est maintenant répendue
dans toutes les société. »
Je crois que M. Necker transporte aux premiers temps des
sociétés, des combinaisons qui n'ont pu naître que dans,
une société très-avancée; et ce n'est pas chez.
des peuples cultivés, qu’ont dû germer les premières
idées sur le prêt à intérêt.
Cette prudence, qui consiste à prévoir, au milieu de
besoins satisfaits des besoins hypothétiques, et la disette au milieu
de l'abondance; cette prudence n'est pas la première
vertu des hommes à leur premier âge, ni l'avarice leur
premier vice; et celui qui ayant une quantité superflue de blé
de qu'il voyait dépérir malgré ses soins, la prêta
à son voisin pour ensemencer ses terres, ne stipula pas assurément
qu'il lui en rendrait une plus grande quantité. Sans doute,
au besoin , il demanda à son voisin une réciprocité
de secours et de services; mais qu'il en eût, à l'avance,
fait une condition , c'est ce qui est contraire à toutes les idées
que l'histoire nous a transmises des premiers hommes, et à toutes
celles que donnent de leur caractère et de leurs relations, les peuples
au premier âge que nous avons encore sous les yeux. Les hommes
dans l'innocence, ou si l'on veut, la grossièreté
de leurs premières mœurs, et la simplicité de leur premières
idées, bornés dans leur commerce, au troc des denrées
contre des denrées ales , ou des services contre des services ( puisque
M. Necker suppose que l'usage des monnaies pouvait n'avoir pas été
encore introduit) ne s'avisèrent pas de faire fructifier un produit
nécessairement improductif, ni de mettre un impôt à leur
profit, sur l’industrie de leur semblable, ou sur les terres de leur voisin;
et sans doute ils ne firent pas alors ce qu'un homme délicat ne se
permettrait pas aujourd'hui au milieu de tous les besoins du luxe et de toutes
les combinaisons de la cupidité; et ce que les lois et les mœurs défendaient
il y a peu d’années. Cette manière de lier ensemble la convenance
des prêteurs et celle des emprunteurs, n’est pas à beaucoup
près aussi simple, et ne se présente pas à l’esprit
aussi naturellement que le pense M. Necker. Elle est même très-composée,
et suppose beaucoup de raisonnement très-déliés, ou
plutôt beaucoup de sophismes. Et quand à cette activité
générale qu’elle a répandue dans toute les sociétés,
je crois que M. Necker l’aurait considérée sous un autre point
de vue, et qu’il aurait distingué cette activité de l’esprit
qui est un principe de vie, de l’agitation des passions qui est un avant-courreur
de la mort, si au lieu de traiter de l’administration des finances d’une
nation, il eût traité de sa morale et de ses vertus.
Mais si le principe du commerce de l’argent avancé
par M. Necker est faux, que penser de la théorie fondée tout
entière sur ce principe ?
L’argent peut donc produire légitimement un intérêt,
lorsqu’il est employé comme signe à acquérir des valeurs
naturellement productives.
L’argent ne doit pas produire d’intérêt lorsqu’il
est employé à acquérir des valeurs improductives pour
les revendre à ceux qui en manquent, soit en nature et telles qu’ils
les ont achetées, soit transformées par l’industrie en de nouvelles
valeurs destinées à satisfaire de nouveaux besoins. C’est ce
qu’on appelle trafic, ou commerce, proprement dit : trafic, entre des hommes
rapprochés, et avec les denrées de leur pays ; commerce, entre
des hommes éloignés les uns des autres, ou des peuples différents,
et avec des marchandises étrangères au pays qu’ils habitent.
Le travail des hommes pour acheter, faire venir, emmagasiner,
conserver, mettre en œuvre, et transporter des denrées, mérite
un salaire. Le dépérissement naturel, la perte accidentelle
et éventuelle des denrées, ou le déchet inévitable
qu’elles souffrent à leur transformation en valeur d’industrie, exigent
un dédommagement.
Ce salaire légitime d’un côté, ce
dédommagement naturel de l’autre, sont la raison naturelle des profits
légitimes du commerce des denrées même improductives.
Ainsi, l’argent employé en fonds de terre, ou aux
fonds de terre, produit légitimement un intérêt, parce
que la terre produit naturellement un revenu.
Et l’argent employé au commerce, produit légitimement
un bénéfice, parce que le commerce se compose de travaux de
l’homme qui méritent un salaire, employés à des valeurs
dont le dépérissement exige un dédommagement.
L’intérêt annuel de l’argent employé
à la terre, peut être fixe et fixé; parce que la terre
produit constamment, annuellement, et même régulièrement,
dans un temps donné.
Le bénéfice de l’argent employé au
commerce, ne peut être fixe et fixé ; parce que les profits
du commerce sont variables, incertains, éventuels, souvent absolument
nuls, ou même parce que le commerce n’occasionne quelquefois que des
pertes.
La distinction entre intérêts qui sont fixes,
et bénéfices qui sont variables, est réelle et importante.
Ces deux mots expriment des idées différentes; et la confusion
des mots et des idées sur cette matière, a été
la source de faux raisonnements en morale, et de fausses opérations
en politiques.
C’est là tout le mystère de ces deux axiomes
célèbres dans l’école, lucrum cessans et damnum
emergens, qui renferment toute la doctrine de la religion sur l’usage de
l’argent, et les conditions auxquelles nos lois anciennes permettaient le
prêter à profit. Car, si je ne retire pas un intérêt
d’un argent prêté pour acquisitions de fonds, qui produit naturellement
un revenu, il y a lucum cessans, absence de profit naturel; et si je ne retire
pas un juste dédommagement d’un argent placé dans un commerce
qui se compose de salaires et de pertes, il y a domnum emergens, c’est-à-dire
dommage imminent.
Quel doit être le taux et l’intérêt
annuel ?
A peu près, et autant qu’il est possible, le même
que la quotité du revenu annuel des terres.
Cette proposition suit nécessairement des principes
que nous avons développés.
En effet, si l’argent est signe des valeurs productives,
l’intérêt, ou l’accroissement de l’argent, doit être signe
de la production, ou de l »accroissement de ces valeurs.
Cette base est prise dans la nature des choses : donc
elle est raisonnable. Elle est fixe : donc elle peut être légale;
je veux dire, l’objet d’une loi.
Par la raison contraire, l’intérêt de l’argent
ne peut être fixé d’après les bénéfices
du commerce, parce que ces bénéfices ne sont pas naturellement
fixes; que souvent ils se changent en pertes réelles, et qu’on ne
peut asseoir une détermination positive, sur une valeur éventuellement
négative.
Or, en considérant le produit des fonds de terre
en France et dans l’universalité de ses provinces; en compensant la
stérilité des unes par la fertilité des autres; le bas
prix des cultures dans quelques pays, par la cherté des cultures dans
d’autres pays; la casualité de quelques productions, par la régularité
de quelques autres,, et les mauvaises années par les bonnes, on peut
évaluer à peu près et en général de quatre
à cinq pour cent, ou du vingtième au vingt-cinquième
du capital, la quotité du produit des fonds (tous produits estimés),
déduction faite autant qu’elle peut se faire, des avances, des travaux,
des charges, des accidents, des non valeurs, etc.. Je dis autant qu’elle
peut se faire; car les agriculteurs savent qu’il est impossible de fixer
au juste le produit net de la plus petite exploitation.
Cette quotité du revenu territorial est avoué
par les propriétaires, puisqu’elle sert de base ordinaire aux acquisitions
de gré à gré; et elle semble reconnue du gouvernement,
qui prend un impôt foncier, à peu près la même
quotité que les fonds produisant un revenu.
Si les fonds cultivés par des fermiers rapportent
un peu moins au propriétaire, les fonds exploité par le propriétaire
lui-même produisent un peu plus : ce qui établit l’équilibre
entre les produits de toutes les terres.
Si même l’on considère l’homme, moyen nécessaire
de la production de la terre, et sa force active comme un capital productif
qui dure environ quarante ans, depuis l’âge de vingt ans jusqu’à
celui de soixante, on peut remarquer que ce capital donne annuellement un
quarantième de sa valeur totale: quotité de produit qui est
en proportion avec celui de la terre fixé au vingtième, parce
que la force de l’homme est un capital viager dont le produit est toujours
double de celui que donne un capital perpétuel.
Il semble même qu’il y ait partout une balance proportionnelle
entre la quotité du produit des terres, et la quotité du travail
de l’homme; car, là où le sol donne les produits les plus considérables,
comme dans nos colonies à sucre, l’homme épuisé par
une chaleur excessive, fait moins de travail, et dépense plutôt
sa quantité de forces.
Je ne sais pas même si les bénéfices
légitimes d’un commerce honnête et réglé s’élèvent
plus haut que cinq pour cent de sa mise, en considérant l’universalité
des opérations dans un pays tel que la France, et avec tous ses profits
et toutes ses pertes. Il faudrait, pour décider cette question, savoir
si un compagnie d’assurance, prenant à son compte tous les profits,
toutes les pertes, et toutes les dépenses, voudrait doubler au bout
de vingt ans la mise première de fonds d’un certain nombre de commerçants,
qui auraient fait séparément un commerce quelconque pendant
cet espace de temps. Je dis le commerce, et non un brigandage, ou, dix fois
par an, on joue à croix ou pile sa fortune et celle d’autrui.
D’ailleurs, si les bénéfices du commerce
s’élevaient en général et régulièrement
beaucoup au-dessus du revenu des terres, il serait d’une sage administration
de les ramener à l’égalité; soit en favorisant de tous
ses moyens, la culture des terres; soit en contenant les spéculations
du commerce dans les bornes de l’utilité générale. Autrement,
le commerce prendrait le pas sur la propriété foncière;
et le commerçant serait politiquement plus considéré
que le propriétaire des terres; les terres seraient abandonnées
pour le comptoir; et l’argent, exclusivement réservé pour les
entreprises mercantiles, ne vivifieraient plus l’agriculture, première
et noble occupation de l’homme, mère nourricière du genre humain,
et le fondement de toutes les ressources, de toutes les forces, de toutes
les vertus de la société. (Ce n’étaient pas des hommes
d’État, les écrivains qui, dans le siècle dernier, ont
mis la culture à blé au-dessus de la culture pastorale, en
conseillant à tort et à travers le défrichement des
terres, et le partage des communaux, la plus funeste de toutes les opérations.
La culture pastorale, plus sûrement et plus longtemps productive, conserve
la jeunesse primitive de la terre, et entretient sa parure, la verdure et
les bois. La culture agricole use la terre et la dépare. L’homme pasteur
et chasseur par conséquent, est, pour ainsi dire, toujours sous la
tente, plus sobre, plus sain, plus robuste, plus marcheur, moins attaché
à la terre, moins avare et plus disponible pour les besoins de la
société ! On se rapproche de ces vérités. Le
gouvernement encourage l’éducation des troupeaux, la culture des prairies
artificielles; mais la diminution du bois dans certaines provinces est effrayante;
le commerce et le luxe le consomment, et ne sauraient les reproduire. Le
charbon de terre y supplée dans quelques endroits; mais ce combustible
fût-il aussi sain que l’autre, noircit tout, répand une odeur
désagréable, attriste l’homme, et à la longue altère
l’humeur d’une nation.)
Il serait donc contre la nature des choses et par conséquent
contraire à l’intérêt de la société, que
là où le sol ne produirait annuellement pour le propriétaire
qu’un vingtième, l’argent rapportât un dixième, un cinquième,
un quart.
Le gouvernement ne doit donc pas permettre, que par des
conventions particulières, l’intérêt s’élève
au-dessus du taux légal; mais il doit toujours le laisser tomber au-dessous;
parce que plus la propriété du sol prend d’avantages sur la
possession de l’argent, plus la condition du propriétaire est estimée
et recherchée, plus on cherche à passer de l’état mobile
de capitaliste à l’état fixe et assuré de propriétaire.
Je n’examine pas ici si les gouvernements ont toujours
pris le produit présumé des terres pour base de l’intérêt
de l’argent, parce que je cherche des raisons plutôt que je ne discute
des exemples; et d’ailleurs, je parle des circonstances ordinaires et régulières
où les gouvernements doivent se placer, et non des circonstances extraordinaires,
et, si l’on peut dire, révolutionnaires où les événements
peuvent les jeter.
Au reste, on ne doit jamais perdre de vue que les calculs
qui ont trait à l’économie politique, ne sont pas susceptibles
d’une précision géométrique. Dans la science des nombres
et de l’étendue, comme dans toute science physique, on sépare
les objets pour les compter un à un, ou les mesurer toise à
toise; et les plus grandes opérations d’arithmétique ou de
géométrie pratique, ne sont jamais que des additions d’unités.
Mais dans la science de la société qui est une science morale,
parce que l’être moral en est l’élément nécessaire,
il faut écarter les individualités pour opérer sur le
général. Tout ce qu’il y a de vrai en théorie, est vrai
d’une vérité générale; tout ce qu’il y a de certain
dans la pratique, est certain d’une certitude morale, et il faut bien distinguer
les abstractions qui sont des généralités qui ne s’appliquent
à rien, des moralités qui sont des généralités
qui s’appliquent à tout. (Les hommes naissent et vivent égaux
en droit, est une proposition abstraite qui ne s’applique à rien;
le pouvoir est essentiellement bon, est une propositions, dont la vérité
morale, indépendante de l’individu qui exerce le pouvoir, s’applique
à toute la société)
Nous touchons enfin à la question de l’usure; soit
qu’on la considère comme un intérêt qui excède
le taux de l’intérêt légal ou comme un bénéfice
qui excède les bornes d’un profit légitime.
Ainsi celui qui prête à dix, vingt et trente
pour cent, sur des fonds de terre qui en produisent tout au plus cinq ; celui
qui prête à un intérêt quelconque des denrées
uniquement destinées à la consommation de celui qui les emprunte,
et qui dépérissent bien loin de produire aucun revenu, ou qui
prête de l’argent pour en acheter ; celui qui retire un bénéfice
d’un argent prêté pour un commerce dont les profits ont été
moindre que l’intérêt exigé, ou qui même n’a occasionné
que des pertes : tous ceux-là, dis-je, sont des hommes injustes, qui,
sans courir aucun risque, ni se livrer à aucun travail, veulent que
la terre produise, pour eux seuls, deux, trois ou quatre fois plus qu’elle
ne produit pour celui qui la cultive à la sueur de son front, et court
toutes les chances de perte ; qui veulent que des produits improductifs de
leur nature, et pour celui qui les consomme, soient fructueux pour eux seuls;
qui veulent enfin retirer un bénéfice de la ruine de leur débiteur,
et profiter même sur l’infortune. C’est là le crime religieux
et politique de l’usure, considérée comme un crime par les
Domat et le Pothler, comme par Bossuet; et puni comme un crime par nos anciennes
cous de justice ; c’est à dire par les tribunaux du monde où
il y a eu le plus de lumières, de probité et de dignité.
C’est là le quoestuosa ségnitia, une oisiveté féconde,
comme l’appelle Pline l’ancien, un assassinat, pour parler avec Caton (Quid
est foenerare, demandait-on à Caton ? Quid est occidere, répndit-il)
; et l’usurier considéré sous ce point de vue est un tyran
qui tourmente la nature et l’humanité.
Aussi le propriétaire qui retire cinq pour payer
vingt ; le consommateur qui ne retire rien pour payer beaucoup ; le commerçant
seul à supporter des pertes là où le prêteur ne
trouve que des profits, emploient annuellement leur capital à couvrir
l’excédent des intérêts ; et la ruine entière
des agriculteurs et de l’agriculture, des commerçants et du commerce
, est la suite prochaine et infaillible des pareilles opérations.
Le propriétaire forcé d’emprunter est arriéré
beaucoup plutôt, si l’intérêt, au lieu d’être stipulé
en argent, est convenu en denrées, toujours livrées au plus
bas prix pour être vendues au plus haut ; sorte de prêt extrêmement
commun aujourd’hui, et l’une des plus cruelles vexations que les villes puissent
exercer sur les campagnes qui les nourrissent.
La ruine de l’emprunteur est encore plus prompte, si l’intérêt
au lieu d’être payé à terme et au bout de la jouissance
convenue du capital, est payé d’avance et retenu sur le capital
prêté : parce qu’alors l’emprunteur supporte l’intérêt
de l’intérêt. Cette manière de prêter est un subterfuge
dont les prêteurs usent pour déguiser leurs exactions : subterfuge
d’autant plus coupable qu’il donne l’apparence d’un prêt gratuit, quelquefois
à l’usure la plus révoltante.
Mais la cupidité pour échapper aux conséquences,
dénature le principe, et veut faire regarder l’argent comme une marchandise,
soumise comme les autres à toutes les variations de prix qui naissent
de sa rareté ou de son abondance. Cette opinion qui eût paru
monstrueuse autrefois, avancée par des écrivains à grande
réputation, adoptée par des hommes État accrédités,
a fait fortune dans le siècle dernier, comme toutes les nouvelles
opinions.
Sans doute l’or et l’argent seraient marchandises, et
ne seraient pas autre chose, s’il n’étaient employés, comme
le fer ou les pierres précieuses, qu’à des ouvrages d’art et
à des objets de luxe ; mais comme cette destination des métaux
précieux n’est que purement accessoire dans nos sociétés
de celle qu’ils ont reçue comme signe de valeurs ; et que la quantité
de métaux monnayés est infiniment supérieurs à
celle des métaux ouvragés, on ne peut, sans bouleverser tous
les rapports commerciaux, étendre aux métaux-signes le raisonnement
et les opérations que l’on fait sur les métaux-matière
; encore faut-il observer , comme une inconséquence du système
que je combats, que les métaux-matière ont un prix beaucoup
plus fixe que les métaux-signe, puisque l’once d’or ou d’argent a
un prix fixe et qui varié peu dans le commerce, et que l’intérêt
de l’argent varie depuis cinq jusqu’à trente pour cent, et même
davantage.
D’ailleurs, la vente de cette marchandise ne ressemble
en rien à la vente des autres denrées auxquelles on veut l’assimiler.
Dans les ventes ordinaires, la propriété pleine et entière
de la chose vendue passe sur la tête de l’acheteur, moyennant le prix
qu’il en a payé une fois. Dans celle-ci, la propriété
reste sur la tête du vendeur ; puisqu’il faut que la chose vendue lui
revienne avec un accroissement annuel qu’on veut faire regarder comme le
prix de la vente, quoiqu’il ne représente évidemment qu’une
petite partie de la chose vendue, le cinquième, le dixième,
le vingtième, etc.. Le vendeur livre sans donner, l’acheteur reçoit
sans retenir. Les denrées ordinaires sont vendues à tout homme
qui les paye, et quelquefois plus cher au riche qu’au pauvre. Au lieu que
l’argent qui se vend, dit-on, mais qui cependant ne se paye pas, est toujours
vendu plus cher au pauvre qu’au riche, parce que le prêteur calcule
ses bénéfices sur les risques qu’il a à courir, toujours
plus grands de la part de débiteur mal-aisé. Aussi, tandis
que sur les places de Lyon ou de Bordeaux, le millionnaire trouve de l’argent
à six et à sept par an, le trafiquant des petites villes ou
le propriétaire des campagnes, ne peut trouver au-dessous d’un et
demi ou de deux par mois; et l’opulence le paye bien moins cher que le besoin.
Au fond, quelle est cette marchandise que personne n’a
acheté et que tout le monde veut revendre ? Le gouvernement seul achète
la matière de l’or ou de l’argent, pour en faire de la monnaie et
la marquer de son emprunte ; mais il l’achète avec l’argent que fournissent
les sujets, puisqu’il n’en a pas d’autre à sa disposition. Il l’a
fait fabriquer dans les hôtels des monnaies qui sont une propriété
de la société, et par des ouvriers salariés sur les
impôts qu’elle paye. État en corps qui comprend tous les particuliers
a donc acheté les métaux, et payé les frais de monnayage.
Une fois l’argent fabriqué en monnaie, le gouvernement loin de le
vendre, s’en sert au contraire pour acheter lui-même et payer
les services rendus à État, dans l’Église, dans les
tribunaux, dans les armes, dans l’administration? Ceux qui le reçoivent
à ce titre, en achètent à leur tour, et en payent les
choses et les services qui leur sont nécessaires ; et l’argent découlant
du trésor public comme de sa source, se répand comme une eau
bienfaisante jusque dans les derniers canaux de la circulation générale.
Tout le monde a reçu l’argent comme signe ; tout le monde doit donner
l’argent comme signe. Gratis accepistis, gratis date, peut-on dire ici ;
l’argent doit passer du sujet au sujet, au même titre qu’il a passé
du prince au sujet; et si j’ose dire, le crime de dénature le principe
de l’argent monnayé est aussi grand, et bien plus funeste que le crime
si justement puni, d’en contrefaire l’empreinte ou d’en altérer le
poids. Mais si le gouvernement a pris sur l’impôt payé par le
corps des sujets, le prix d’achat de la matière et les frais de fabrication,
nous avons donc tous acheté une fois, et revendu en détail
à l’emprunteur ce qu’il a payé en gros : revendre à
chacun ce qui est à tous, et au particulier ce qui appartient au corps
de la société, est une sorte de simonie politique qu’aucun
sophisme ne peut déguiser, qu’aucune considération ne peut
excuser.
Je reviens à la comparaison de l’argent et des
jetons : le gouvernement qui achète la matière de l’argent
pour en faire des signes de valeur et des moyens d’échange qui puissent
faciliter le commerce entre ses sujets, fait comme le maître de maison
qui achète des jetons pour donner à jouer : avec cette différence
que les joueurs ne payent pas les jetons, et que les sujets au fond ont payé
l’argent. Mais s’il était reçu dans les maisons où l’on
donne à jouer, que l’on fit payer l’usage des jetons, comme on fait
payer l’usage des cartes, les joueurs seraient obligés d’augmenter
leur jeu sans profit pour eux, et pour pouvoir couvrir le prix des jetons
et des cartes, ou de jouer seulement le prix des jetons et des cartes ; et
tout le bénéfice du jeu comme toute la peine des joueurs serait
pour le maître de la maison. De même, s’il faut commencer par
acheter le signe qui sert à l’échange des denrées, le
prix des denrées augmente pour pouvoir couvrir le prix de l’argent.
Il augmente en pure perte pour le commerçant et le consommateur; et
tout le bénéfice du commerce, tout le travail du cultivateur,
sont au seul profit du prêteur, ou plutôt du marchand d’argent.
Et qu’on y prenne garde, lorsque l’argent n’est plus signe
des valeurs et moyen d’échange entre les denrées, mais valeur
lui-même et denrée, les denrées elles-mêmes ne
sont plus que signe de valeur de l’argent et moyen d’échange de cette
denrée. C’est ce qu’on a vu à découvert en France, et
sur-tout à Paris, au temps du maximum, lorsqu’avec des quantités
fictives de marchandises de toute espèce, naturelles ou industrielles,
sel, poivre, amidon, tabac, etc. ; des quantités que tout le monde
supposait, qui n’existait nulle part, et dont la valeur idéale passait
de l’un à l’autre avec une prodigieuse rapidité, on se procurait
l’argent qui avait cours alors, je veux dire les assignats, le peu de numéraire
qui était en circulation. Cet effet est moins sensible aujourd’hui
; mais il n’en est pas moins réel partout où l’argent monnayé
est détourné de son office naturel de signe moyen d’échange
entre les denrées, est denrée lui-même, et la plus chère
de toutes.
Tant que l’argent n’est que signe de toutes les valeurs
en fonds, en production, en services; tout, fonds, productions et services,
augmente ou diminue insensiblement, graduellement, sans secousses, sans révolutions,
et seulement à mesure et dans la même proportion que la quantité
du signe (cette cause d’accroissement des valeurs assignée par des
écrivains respectable est combattue par d’autres, même par des
exemples contraires. Mais ceux qui les citent me paraissent avoir négligé
les circonstances politiques, et les événements extraordinaires
qui modifient si puissamment la marche ordinaire et naturelle des choses.)
augmente ou diminue. Les rapports entre les diverses choses et les diverses
personnes restent les mêmes. Si le blé coûte un tiers
de plus, le drap est d’un tiers plus cher ; le propriétaire qui retirait
cinq mille francs d’un fonds de terre évalué cent mille francs,
retire quinze mille francs de ce même fonds évalué trois
cent mille francs; et l’ouvrier qui gagnait dix sols par jour en gagne trente.
Toutes les proportions, tous les rapports sont maintenus, tout est dans l’ordre;
car l’ordre est le maintien des proportions et des rapports. Alors ceux qui
gagnent l’argent par un travail journalier, peuvent se procurer les
productions dont ils ont journellement besoin; ceux qui peuvent vivre avec
le revenu de leurs capitaux, cherchent à acquérir des fonds
de terre, des fonds productifs; parce que le revenu des terres est à-peu-près
aussi fort que l’intérêt de l’argent, qu’il est toujours plus
assuré, et que le capital lui-même est le plus à l’abri
des événements. Mais quand tout le monde veut acheter, personne
ne veut vendre. Les terres sont donc à un haut prix relativement aux
denrées. Tous les citoyens aspirent donc à devenir, de possesseur
d’argent, propriétaires de terres; c’est-à-dire, à passer
de l’état politique mobile et dépendant, à l’état
fixe et indépendant : direction de l’esprit public la plus heureuse,
la plus morale, la plus opposée à l’esprit de cupidité
et de révolution ; et celle qu’il importe le plus au gouvernement
d’encourager comme la source de beaucoup de vertus publiques et privées,
et le plus puissant moyen de développement de toutes les forces de
la société.
Mais quand l’argent est marchandise, ceux qui en ont cherchent
à l’élever au plus haut prix; et comme il ne peut y avoir pour
cette denrée la proportion entre la quantité et le besoin,
qu’il y a pour toutes les autres, parce qu’elle n’est pas réellement
une denrée, et que la quantité suffisante comme signe, est
insuffisante comme marchandise ; comme il y a très peu de vendeurs
et beaucoup d’acheteurs, il n’y a pas assez de concurrence pour en faire
baisser le prix. Les denrées s’élèvent donc pour atteindre,
si elles peuvent, le prix de l’argent ; les salaires, pour atteindre le prix
des denrées ; l’impôt, pour se mettre au niveau du prix des
denrées et des salaires. Tout monte par secousses brusques, désordonnées;
et une progression de toutes les valeurs, irrégulière et forcée
; un déplacement de tous les rapports sur lesquels repose l’aisance
et la fortune, éveille l’homme cupide, déconcerte et tourmente
l’homme modéré. Cependant, comme l’intérêt ou
plutôt le prix de l’argent, est infiniment plus fort que le produit
des terres, tout le monde veut vendre des terres pour se procurer de l’argent
qu’on puisse vendre. Au lieu d’acheter des terres avec de l’argent, on achète
de l’argent avec des terres. Mais lorsque tout le monde veut vendre, personne
ne veut acheter. Les productions de la terre ou de l’industrie, tendent à
s’élever au plus haut prix, et les terres elles-mêmes à
tomber au plus bas ; ou plutôt elles ne peuvent se vendre à
aucun prix, et l’on achète ce que la misère délaisse
ou ce que donnent les révolutions. Tout le monde aspire donc à
passer de l’état fixe et indépendant de propriétaire
de terre à l’état, mobile et précaire de possesseur
d’argent. On remarque une disposition générale d’émigration
de son bien, du bien des pères, de sa famille, de sa contrée;
une inquiétude vague; le désir du changement tourmente les
propriétaires; on se plaint d’être attaché à la
glèbe, qui avec tant de soins, de travaux, d’accidents, de frais,
de charges, laisse si peu de produits disponibles pour le luxe et pour les
plaisirs : situation des esprits la plus dangereuse de toutes, et destructive
dans tout État, et particulièrement dans tout État agricole,
de toute fortune publique et privée.
Et cependant ceux qui ont eu le malheur d’emprunter de
l’argent, ou plutôt d’en acheter, sont contraints de le payer. Les
propriétaires abandonnent leurs biens à leurs créanciers;
les commerçants manquent à leurs engagements. Les murs se couvrent
d’affiches de vente par l’autorité judiciaire, et d’affiches de bilans.
Ce n’est partout que malheurs et scandales. Le commerce des terres ne va
plus que par expropriations forcées ; et le commerce des productions
ne va plus que par banqueroutes. Et je ne parle ici que des effets extérieurs
et commerciaux de la vente de l’argent. Que serait-ce si je considérais
son influence sur le moral de l’homme, et les habitudes d’une nation ! Cette
cupidité dévorante, universelle, qui s’alimente par une circulation
rapide et forcée ; cette soif inextinguible de l’or qui s’allume à
la vue de l’or, estimé non parce qu’il est rare, mais parce qu’il
est cher; cette ardeur démesurée de s’enrichir qui gagne jusqu’aux
dernières classes du peuple, produit dans quelques-uns des désordres
épouvantables et des crimes inouïs ; dans quelques autres, l’égoïsme
le plus froid et le plus dur ; dans presque tous, un refroidissement universel
de la charité, une extinction totale de tout sentiment généreux
; et transforme insensiblement la nation la plus désintéressée
et la plus aimante, en un peuple d’agioteurs qui, dans les événements
de la société, ne voient que des chances de gain ou de perte,
en une troupe d’ennemis qui s’arment les uns contre les autres des malheurs
publics et des infortunes privées.
Nous traiterons dans un autre article des conditions du
prêt à intérêt ou à bénéfice.
De Bonald