NOVEMBRE 1806
CONSIDÉRATIONS POLITIQUES
SUR L'ARGENT ET L E PRÊT A INTERÊT.
Deuxième Article.
( Voy. le premier article, dans le Mercure du 13 sept.)
La dernière question qui se présente, est
de savoir à quelles condition on peut légitimement prêter
à intérêt ou à bénéfice; ou, en
d'autres termes, dans quelles circonstances un profit, même légal,
devient légitime? Car je suppose le lecteur instruit de la différence
qui existe entre l'état légal et l'état légitime
. ces deux idées, qui, sérieusement. approfondies, donnent
la raison de toutes les lois, et comprennent tous les devoirs.
Dans ces derniers temps, la religion et la politique se
sont divisées sur la question du prêt à intérêt,
parce que la religion a pris pour base de ses décisions des considérations
d'utilité publique, et que la politique n'a consulté que des
motifs d'intérêt personnel.
La. religion voudrait nous faire tous bons, et la politique
nous rendre tous riches. La religion, par un heureux échange,
rend le pauvre même assez riche parla modération qu'elle prescrit
à ses désirs; et les riches; elle cherche à les rendre
pauvres par l'esprit dans lequel elle veut qu'ils possèdent
leurs richesses, et par l'usage qu'ils doivent en faire ; et elle s'attache,
ainsi à prévenir, sans déplacement et sans violence,
entre ces deux classes toujours en présence et secrètement
ennemies, une. rupture qui a été le grand scandale des sociétés
païennes, qu'elle n'avait pu même empêcher chez un peuple
grossier appelé à de meilleures lois, qu’en ordonnant, après
un certain temps, l'abolition des dettes contractées et le retour
des héritages aliénés, ce qui, pour notre malheur et
notre honte, s’est renouvelé de nos jours chez un peuple
chrétien.
Mais en prescrivant le travail à l'homme domestique,
et de plus nobles soins à l'homme public, la religion , dans
l'ancienne loi, et même dans la nouvelle (Jésus-Christ, dans
l‘Évangile, tire presque toutes ses comparaisons de la famille propriétaire
et de la culture de la terre), semble préférer pour tous la
culture et la possession de la terre donnée à l'homme comme
le lieu de son exil et le sujet de ses labeurs, qui conserve la famille en
la tenant à égale distance de l'opulence et du besoin; lie
l'homme à son semblable, par une réciprocité de secours
et de services, et même à son Créateur, dont elle lui
montre de plus près, dans l'ordre admirable de la nature, la sagesse,
la puissance et la bonté. En effet, si les doctrines, qui défigurent
l’idée de la Divinité , ont commencé chez des peuples
agricoles, les doctrines qui nient la Divinité même, n'ont pris
naissance que chez des peuples commerçants. Sans doute la religion
ne défend pas les bénéfices d'un commerce légitime;
mais elle craint pour ses enfant plus qu'elle ne la conseille cette profession
hasardeuse qui jète continuellement l'esprit de l'homme et sa fortune
dans les extrêmes opposés de la crainte et de l'espérance,
de l'opulence et de la ruine, peut profiter sur la détresse privée
et même sur les malheurs publics , et dans laquelle l'homme , fort
de sa seule industrie, n'a besoin ni de la rosée du ciel, ni de la
graisse de la terre , et semble ne rien attendre des hommes, et n'avoir rien
à demander à Dieu (C‘est, je crois, à cette cause qu‘il
faut attribuer les suicides si fréquents dans les villes de commerce.
L‘homme, qui ne peut attribuer qu’à lui-même ses succès,
n’accuse que lui de ses revers, et il se punit lui-même de ses fautes.
L’agriculteur supporte sans désespoir des pertes dont il voit la cause
dans une force supérieure à ses moyens : et je ne crois pas
qu’on trouve des suicides mêmes chez les malheureux échappés
du désastre épouvantable qui a affligé la Suisse,
et qui ont vu disparaître en un instant leurs familles, leurs
biens, et jusqu‘aux lieux qu‘ils habitaient). La religion avait pas dédaigné
de partager elle-même dans la propriété territoriale
des nations : elle avait consacré à son culte les prémices
de leurs récoltes; et ces institutions qu'elle avait fondées,
ces institutions défendues du besoin par la richesse commune, et de
la cupidité par la pauvreté individuelle, modèles de
toute société, dont la devise devrait être aussi : Privatus
illis census erat brevis, commune, magnum; ces institutions ont enseigné
l'agriculture aux Barbares, jusqu'alors pécheurs et chasseurs, et
défriché les forêts et les marais qui couvraient la meilleure
partie de l'Europe : car partout la culture des terres a commencé
avec le culte de Dieu. La religion chrétienne portait ses vues plus
haut. Dans sa profonde politique, que l'histoire justifie à chaque
page, elle savait que les vertus publiques sont la véritable richesse
des Etats , et que la modération dans le pouvoir, le dévouement
dans le ministre, l'obéissance dans le sujet , dans tous , l'attachement
aux lois religieuses et politiques, l'affection pour son pays, la disposition
de tout sacrifier à sa défense, même l'union entre les
citoyens, se trouvent rarement chez des peuples commerçants, toujours
agités par leurs passions., jusqu'à ce qu'ils soient subjugués
par leurs voisins; et elle avait voulu faire des sociétés stables,
et non des sociétés opulentes.
Les gouvernements ont, depuis long-temps, marché
dans d'autres voies. Ils n'ont pas considéré la richesse comme
le résultat inévitable et presque malheureux du travail, mais
comme la fin de tous les soins, de toute l'industrie des hommes, et le but
unique auquel ils doivent tendre, et par les chemins les plus prompts. Ils
ont forcé tous les moyens de commerce pour accroître les richesses;
et bientôt, effrayés de leur inégalité toujours
croissante, résultat nécessaire des succès du négoce,
et même de ses revers, ils ont inventé le luxe, comme un moyen
d'égaliser les fortunes, et ils n'ont su enrichir les uns qu'en corrompant
les autres. Les riches n'ont plus été des dispensateurs, mais
des consommateurs ; les pauvres n'ont plus été des frères
qu'il faut admettre au partage, mais des affamés qu'il faut apaiser,
ou des ennemis avec qui l'on doit capituler; et ces idées abjectes,
mises à la place d'idées morales, ont ôté toute
dignité à la richesse, et toute retenue à la pauvreté.
L'emploi des richesses le plus extravagant a allumé la cupidité
la plus effréné, et fait naître les spéculations
de fortune les plus criminelles. Toutes les désirs étaient
sous les armes , et n'attendaient que le signal : il a été
donné ; et jamais les peuples n'avoient paru plus faibles leurs propres
passions et contre les passions de leurs voisins; et partout des hommes indifférents
à tout, hors à l'argent, n'ont vu , dans la révolution
de leur pays, que des confiscations à acheter; dans la guerre, que
des fournitures à faire ;ne verraient, dans la famine, que du blé
à vendre, et dans la peste, que des héritages à recueillir.
C'est dans ces considérations générales
qu'il faut chercher tu raison générale de la sévérité
des lois religieuses sur le prêt, et du relâchement des lois
civiles; et cependant il s'établit, à la faveur de cette différence
entre l'intérêt de chacun et sa conscience, une lutte dont la
fortune souffre, et où, plus souvent, la probité succombe.
Les hommes timorés se ruinent par délicatesse; les hommes plus
tranchants sur la morale, abusent contre les autres même de leur honnêteté.
L'union entre citoyens, qui ne petit être fondée que sur des
principes communs et une estime réciproque, en est altérée
; et il en résulte, dans la société un désordre
plus grave qu'on ne pourrait le dire, le scandale d'opinions différentes
en morale pratique , et de voies de fortune familières aux uns, et
que les autres s’interdisent.
Je viens à la question du prêt à intérêt.
Il n'y a point de difficulté lorsque l'argent est employé à
l'acquisition d'un fonds de terre ou autre immeuble, comme maisons,
charge , ou effets publics, qui portent naturellement ou légitimement
un revenu, soit que le capitaliste acquière lui-même l'objet
productif, soit que prêtant son argent à l'acquéreur,
il soit subrogé aux droits du vendeur, parce que , dans ce dernier
cas, il achète réellement, sans le nom d'autrui, et au prorata
de l’argent prêté, et il retient jusqu'au remboursement, qui
n’est, à proprement parler qu'un rachat de la part
de l’emprunteur. La mise de fonds dans ce cautionnement d'un office , la
subrogation aux droits d'un légitimaire dont la portion produit naturellement
un revenu , si elle est un fonds de terre ou un intérêt légitime,
si elle est, en argent , offrent encore au prêteur un motif d'exiger
un intérêt de ses fonds.
Point de difficulté non plus pour l'argent mis
en société de commerce et en partage de profits et de terres:
car la question n'est pas de savoir, comme le dit le Publiciste du 15 septembre
dernier, si l'argent peut produire 6 pour 100, lorsqu'il est employé
à faire valoir une manufacture qui rapporte 15 pour cent de bénéfice,
puisque, dans ce cas, on peut prendre même 15 pour cent de profit;
mais de savoir si l'argent doit produire 15 lorsqu'il est employé
à faire valoir une manufacture qui ne rapporte que 6, ou même
qui ne rapporte rien.
Ainsi, l'argent prêté pour acquisition d'immeubles
produit légitimement un intérêt légal qui doit
être calculé sur le revenu général et présumé
des immeubles; et l'argent placé en société de commerce
produit légitimement un bénéfice qui doit être
calculé sur le profit particulier de tel ou tel genre de commerce,
et qui se compose, comme nous l'avons dit, de la quantité de travail
de l'homme, et de dépérissement, déchets ou non valeurs
de la marchandise.
Reste le prêt simple, ou prêt à jour,
celui qui , n'étant causé ni pour aucun objet
productif, comme acquisition d'immeubles ou d'autres valeurs qui produisent
naturellement et légitimement un revenu, ni pour société
de commerce, n'offre aucun motif public et légal à l'intérêt.
Or, l'usure, qui est indépendante du taux fort ou faible de l'intérêt,
n'est au ronds qu'un intérêt sans motif, et c'est peutêtre
là définition la plus juste, et même la plus complète
qu'on puisse en donner.
L'auteur d'un article signé P. N., inséré
au Publiciste du 12 septembre dernier, assigne
trois motifs à la faculté d'exiger l'intérêt de
tout argent prêté :
1°. L'utilité que le prêteur pourrait
retirer de ce capital, s'il ne le prêtait pas. Il faut ajouter
: et s'il le plaçait en acquisition de valeurs productives
ou en société de commerce ; car l'argent laissé dans
le coffre ne produit rien à son possesseur. Avec cette explication,
ce motif est légitime : c'est le lucrum cessans des théologiens.
Mais il faut que le prêteur ait la volonté et même l'occasion
de retirer un profit réel et légitime de
son argent, et qu'il puisse dire avec vérité à son emprunteur
: « Vous me paierez un intérêt convenu, parce que
me prive pour vous d'un profit assuré. »
2° L'avantage qu'y trouve l'emprunteur
si on le lui prête . Ce motif suppose que l'emprunteur retirera un
avantage du prêt : car, s'il n'étroit pour lui qu'une occasion
de perte, ce motif porterait à faux; et il serait absurde et inhumain
à la fois, de dire à un emprunteur ruiné par les opérations
qu'il a faites avec votre argent : « Payez-moi l'intérêt
de mon argent , pour l'avantage que vous en avez retiré. »
Au fonds il y a ici un sophisme. Ce n'est pas l'avantage que l'emprunteur
retire de l'argent que je lui prête, qui est la motif de l'intérêt
que je peux en exiger, à moins que je ne me soumette à partager
les pertes qu'il pourra faire sur ce même argent; c'est la perte
qu'il me cause, damnum emergens, en me privant d'un argent que j'aurais pu
réellement faire fructifier de toute autre manière. En effet,
la charité ne m'oblige pas, dans le cours ordinaire des choses, à
m'incommoder moi-même pour faire plaisir à mon semblable; mais
elle m'oblige à lui rendre tous les services qui dépendent
de moi, et sur-tout à ne pas voir d'un oeil d'envie les avantages
que je peux lui procurer, lorsqu'il n'en résulte pour moi aucun dommage.
Il faut distinguer ici la charité de l'utilité ;et le service
que l'on rend, des secours que l'on donne. Si ma voiture verse dans un chemin,
et que des hommes de peine, des journaliers m'aident à la relever,
l'argent dont je les gratifie est le prix, non du service qu'ils m'ont rendu,
car la charité ne se paie pas, mais du temps qu'ils ont mis à
me secourir et qu'ils auraient employé ou dû employer,
suivant leur condition, à un autre travail. Cela est si vrai, que
si des hommes d’un rang plus élevé viennent à mon secours,
je les offenseraient en leur proposant de l’argent parce que ne pouvant exiger
le prix d'un temps qu’il s n'emploient pas à un
travail manuel et lucratif, ils ne pourraient considérer l'argent
que je leur offrirais, que comme le salaire de la charité dont ils
ont usé envers moi. Ainsi, c'est la perte que souffre le prêteur,
et non l'avantage qui retire l'emprunteur, qui est proprement le motif de
l'intérêt que le prêteur peut exiger.
3°. L'assurance contre le danger du retard et les
pertes possibles Cette assurance, suivant l'auteur, doit être en raison
des circonstances politiques plus ou moins heureuses, des lois civiles plus
ou moins bonnes, des ressources de la chicane plus ou moins grandes, de la
nature des affaires de l'emprunteur, et de sa moralité.
Ce dernier motif demande une discussion particulière
: car si, comme dit très-bien l'auteur que je cite, les mendiants
ne doivent pas être les seuls rois de la terre, les usuriers ne doivent
pas tout-à-fait être les seuls arbitres des affaires.
" Vous cherchez, dirais-je au prêteur à jour,
dans l'intérêt que vous exigez, une assurance contre le danger
du retard dans le remboursement et les pertes possibles. Je vous
entends : vous regardez le simple prêt comme un contrat aléatoire,
où l'on convient de part et d'autre de compenser des pertes
possibles par des gains assurée. A la bonne heure; mais d'abord il
n'y a d'assurance que pour vous; et loin de garantir votre emprunteur contre
aucune perte, vous ajoutez, en cas de malheur, à ses pertes l'intérêt
que vous exigez de lui; et même en calculant l'assurance que
vous demandez sur les événements politiques, les lois civiles,
les ressources de la chicane, les affaires de l'emprunteur et sa moralité,
toutes choses vagues, arbitraires, incertaines, que l'imagination et
la cupidité peuvent étendre ou restreindre à leur gré,
vous faites payer à votre emprunteur les dangers les plus hypothétiques,
et vous ne lui tenez aucun compte des revers les plus communs. Mais
dans le contrat aléatoire le plus usité, l'assurance maritime;
la chance de perte est présumée ; elle est même me prévue
par la loi, qui ne vous permet de retirer un bénéfice du succès,
qu'en vous soumettant à supporter votre part de la perte. Aussi, si
la cargaison assuré vient à périr, la loi qui vous
oblige à payer l'assurance, ne vous donne pas plus de recours contre
le corsaire qui a capturé le navire, que contre la mer qui l’a englouti,
ou le feu qui l'a consumé.
Dans le simple prêt, au contraire, vous pouvez,
il est vrai, craindre la perte , comme on craint vaguement tout malheur possible;
mais vous ne la présumez pas: car vous vous garderiez bien de prêter
votre argent. La loi ne la présume pas pour vous, puisqu'elle vous
donne tous les moyens de la prévenir, de l'empêcher ou de la
réparer. Elle vous accorde, en cas de retard, l'intérêt
d'un prêt même gratuit du jour que vous faites en justice la
demande du capital. Vous pouvez retenir en prison votre débiteur,
saisir et faire vendre ses biens, jusqu'à ce que vous soyez satisfait.
Vous vous faites payer le danger de la perte, et vous avez soin de
la rendre impossible, tantôt en prenant en nantissement des effets
d'une valeur supérieure à celle de l'argent prêté
ou en prêtant à des termes si rapprochés, que votre débiteur
n`a pas même le temps de manquer à ses engagements; tantôt
en exigeant une ou plusieurs signatures de personnes notoirement solvables,
ou même en vous faisant consentir un titre double (Je remercie
M.F. des éloges qu‘il a donnés à mon premier article,
des raisons qu‘il y a ajoutées, et de ce qu‘il m‘a appris sur l‘usage
du titre double. Ce sint des choses qu‘on ne devine pas) qui expose, à
là vérité, les héritiers de l'emprunteur
à payer deux fois, ou les vôtres à exiger double
somme; mais qui assure votre capital, non-seulement contre le danger
d'une faillite possible , mais même contre le malheur d'une faillite
déclarée. Vous vous faites donc payer à l'avance des
pertes qui n'arrivent point, et qui même , grâce à vos
précautions, ne peuvent pas arriver. " Aussi, comme on l'a remarqué,
ce sont les sociétaires qui perdent dans les malheurs du commerce,
et jamais les prêteurs à gros intérêts ; et je
ne connais qu'un désastre pareil à celui de la Suisse,
la chute d'une montagne qui anéantisse à la fois les hommes,
leurs engagements et leurs propriétés qui puisse mettre
en défaut la prévoyance des marchands d'argent.
Ainsi, dans les cas du simple prêt, le profit
réel dont on se prive, ou le dommage actuel que l'on souffre
sont des motifs d'exiger l'intérêt; mais des profits ou des
dommages supposés , mais l'assurance contre les dangers imaginaires,
mais puisqu'il faut le dire, le besoin même du prêteur ou de
l'emprunteur ne sont pas des motifs, à moins peut-être,
ce que je n'oserais décider , que l’état d'une société
qui serait eu révolution politique et commerciale ne rendit toutes
les fortunes mobiles, toutes les propriétés incertaines, tous
les dangers imminents, et, par conséquent, toutes les précautions
licites, et tous tes moyens de dédommagement permis.
Et c'est ici le lieu de s'élever à
des considérations générale, et d'observer en politique
le changement qui s'est opéré dans les transactions sur le
fait du prêt à intérêt.
Autrefois, les diverses classes de citoyens possédaient
des genres différent de propriétés , tous relatifs à
la diversité des devoirs et des fonctions de chacune dans la société.
Les familles et les corps dévoués an service public, possédaient
des rentes foncières ou des propriétés territoriales,
assez. considérables pour être exploitées par des fermiers
ou des régisseurs, et presque toujours inaliénables ou substituées.
Les bourgeois des villes, hommes de loi ou d'affaires, étaient
possesseurs de rentes constituées en argent; l'habitant des campagnes,
censitaire on fermier, cultivait soit héritage de ses mains. Cette
distribution de propriétés étroit favorable à
l'ordre public : elle laissait les premières classes de la société
tout entières au service public, dans l'église,dans les tribunaux,
dans les armes; elle attachait à la glèbe ce peuple qu'on né
saurait trop défendre de l'oisiveté et du vagabondage; elle
permettait au bourgeois de vaquer sans distraction à l'élude
des lois ou à la pratique des affaires.
Cette distribution étroit favorable à l'économie
domestique et à la perpétuité des corps et des familles
; elle conservait la fortune des hommes publics contre leur éloignement
de leur propriété et le peu de soins qu'ils pouvaient donner
à leurs affaires; elle tendait à accroître par le travail,
l'aisance du laboureur; et rendait la condition du capitaliste presque aussi
fixe que ce lie du propriétaire. Le père de famille qui laissait
en mourant des capitaux placés à constitution de rente, ne
craignait pas qu'ils devinssent pour ses enfants une occasion
de prodigalité, de spéculations hasardées et de
ruine. Ces capitaux non exigibles et dont il fallait surveiller
le revenu annuel et le renouvellement trentenaire, fixaient beaucoup
plus que des capitaux à jour les familles dans les lieux où
elles étaient établies, et empêchaient ces émigrations
insensibles qui dépeuplent un pays de ses anciens habitants, rompent
entre Ies citoyens d'une même contrée les liens héréditaires
de parenté et d'amitié, et tôt ou tard amènent
la ruine et même la fin des familles transplantées. Je ne crains
pas de le dire : si quelques fortunes se sont élevées à
la faveur de la disponibilité des capitaux par le prêt à
jour, un très-grand nombre de familles ont péri corps et biens
, par cette mobilité même, qui a mis aux mains de dissipateurs
et d'étourdis, et à la merci d'entreprises périlleuses,
le fruit de l'économie et du travail de plusieurs générations.
étroit cependant à la faveur de ces constitutions de rentes
si décriées aujourd'hui, que étaient élevées
honnêtement, que étaient accrues lentement, et conservées
contre les crises domestiques et publiques, tant de fortunes modestes dont
la médiocrité plus favorables aux bonnes mœurs
étroit également éloignée de l'opulence scandaleuse
et de la misère turbulente, fruits malheureux de l'agiotage qui a
succédé.
Le système de Law, d'autres systèmes philosophiques
et économistes sur la nature de l'argent et sur sa circulation , de
fausses opérations sur les rentes foncières, les emprunts viagers,
les tontines, les loteries, les jeux de hasard, tous ces éveils donnés
a la cupidité, tous ces appels à l'égoïsme qui
ne voit qu'un individu dans la société , et qu'un point dans
la durée, ont mobilisé, pour parler le langage du temps, tous
les désirs, toutes les espérances, tous les principes, toutes
les fortunes. Le propriétaire a vendu ses terres pour placer en viager;
le capitaliste a converti ses contrats de constitution en traites à
court terme; l'artisan a mis à la loterie le pain de ses enfants et
tous avides de jouir, et de jouir vite et seuls, ont consumé dans
l'isolement d'un célibat criminel une vie inutile, ou rejeté
sans remords sur la génération
qui devait les suivre le fardeau des besoins, et le soin d'une fortune à
recommencer. Le luxe jadis inconnu aux provinces, et plus modéré
dans la capitale; les variations de modes ridicules à force d'être
répétées, et même coupables à force d'être
ruineuses, ont remplacé l'antique frugalité et la noble simplicité
de nos pères. Les extrêmes les plus choquants
y sont nés de l'exagération de tous les moyens d'amasser des
richesses, et de les dépenser.
Il y a eu plus de faste et plus de misère ;plus
de superfluités et plus de besoins réels; plus de jouissances
et moins de charité; plus de commerce et moins de bonne foi; plus
de mouvement et plus de désordres; plus d'intérêts privés
et moins d'affections publiques.
Les constitutions de rente , favorables à l'ordre
public et à l'économie domestique, secondaient encore beaucoup
mieux que le prêt à jour, les entreprises agricoles ou commerciales;
et l'emprunteur pouvait fonder sur un capital gardé plus long-temps,
et à un intérêt modique, un espoir plus assuré
de faire ou de réparer sa fortune. Aujourd'hui l'agriculteur ne peut
et n'ose plus emprunter ; et le commerçant qui court encore cette
chance ruineuse , n'obtenant de l'argent qu'à gros frais et pour un
terme très-court, hâte, presse, étrangle, pour me servir
du mot consacré, ses spéculations pour se débarrasser
plutôt du lourd fardeau des intérêts. Il tente les voies
les plus périlleuses et quelquefois les moins honnêtes, parce
qu'elles sont les plus expéditives. Sans cesse occupé à
trouver de l'argent aujourd'hui pour payer demain, incertain le matin s'il
ne sera pas déshonoré le soir, il consume son temps à
des revirements, et son industrie à ouvrir ou fermer des emprunts
: état déplorable qui avilit, qui tue le commerce, et qui,
joint au luxe qui s'est introduit de nos jours dans cette classe modeste
et modérée tant qu'elle ne s'est pas regardée comme
la première et la plus utile, amène, plus tôt ou plus
tard, ces chutes scandaleuses où l'opinion publique ne distingue pas
l'honnête homme malheureux du fripon impudent, et dont les prêteurs
à gros intérêts et à jour sont les complices beaucoup
plus que le victimes.
Aussi les tribunaux et conseils de commerce, consultés
sur l'article 71 du projet et de code civil : « Le taux de l'intérêt
se règle dans le commerce comme le cours des marchandises, »
se sont attachés à démontrer les conséquences
fatales au commerce d'un intérêt excessif et arbitraire, et
ont unanimement demandé le rejet d’une loi qui déclare l'argent
marchandise. Le tribunal de Reims, placé dans un pays à-la-fois
agricole et commerçant, est allé plus loin, et il s'exprime
ainsi " Lorsque la confiance dans ce commerce étroit établie,
et que la moralité des principes présidait aux transactions
entre citoyens, le négociant honnête, le fabricant industrieux
trouvaient des ressources assurées et proportionnées à
leurs besoins, dans des contrats de constitution dont l'intérêt
annuel modéré et fixé par la loi, étroit, toujours
en mesure des produits de l'industrie. Le remboursement laissé à
la volonté de l’emprunteur lui donnait le temps
nécessaire de profiter ses fonds, d'accroître et de consolider
sa fortune , jusqu'au temps où devenu maître de ses affaires
, il croyait pouvoir dégager son bien de toute hypothèque
en remboursant; mais il en est bien autrement aujourd'hui. Le commerçant
se voit à la merci des agioteurs, et il succombe forcé d'en
subir les lois. "
Je finirai ce que j'avais à dire sur les constitutions
de rente, par deux réflexions importantes :
L'une, que les constitutions de rente étaient entièrement
dans l'esprit d'une constitution monarchique de société, où
tout , et même la fortune , tend à la fixité, à
la perpétuité, à la modération; et que le prêt
à jour et sans motif, introduit en Europe depuis la Réforme
est tout-à-fait dans l'esprit du gouvernement populaires où
tout tend à la mobilité , au changement, à un rasage
exagéré de toutes choses, où tout, pour mieux dire,
est à jour, l'ordre, le repos, la fortune, la vie, les moeurs, les
!ois, la société.
Ainsi c'est depuis que la société en Europe
penchoit sur l’abyme de la démocratie que le prêt à jour
plus universellement usité, et une circulation forcée
de numéraire, ont fait tomber en désuétude les constitutions
de renies en argent et même à la fin rendu odieuses les constitutions
de rentes foncières, le plus libre, le plus utile, le plus moral,
et surtout le plus politique de tous les contrats.
L'autre réflexion est que le capital , placé
à constitution de rente, étant comme le capital placé
en fonds de terre , aliénés pour un temps indéfini ,
et dont le terme était à la seule volonté de l'emprunteur,
il était raisonnable de supposer que l'emprunteur, tant qu'il gardait
la somme, en retirait un avantage; et que le prêteur , tant qu'il en
était privé , en souffrait un dommage, parce qu’il étoit
plus que probable que s'il l'avait eu à sa disposition , il en auroit
fait , dans un temps ou dans un autre, un emploi utile ; et il y avait ainsi
pour motif légitime d'exiger l'intérêt, l'avantage qu'y
trouvoit l'emprunteur, joint au dommage qu'en souffroit le préteur.
Quoi qu'il en soit, il n'est pas impossible de rétablir
l'usage des contrats à constitution de rente, et de constituer le
prêt à intérêt, comme on a constitué tant
d'autres choses. Il est même probable qu'on y reviendra , et peut-être
avec des modifications qui rendront plus égale la condition
des deux parties. '
Il n'est pas inutile de rappeler ici la série des
questions que nous nous sommes proposées au commencement de cette
discussion :
L'argent n'est ni valeur ni marchandise, mais le signe
public de toutes les valeurs, et le moyen légal d’échange entre
toutes les marchandises.
L'argent produit légitimement un intérêt,
lorsqu'il est employé à acquérir des valeurs, qui portent
naturellement ou légitimement un revenu.
L'argent produit légitimement un bénéfice,
lorsqu'il est employé en société de gain et de perte
dans le commerce.
L'intérêt doit être fixé sur
le produit général des terres, fonds territorial, source de
tous les produits, et régulateur de toutes les valeurs.
Le bénéfice doit varier comme les
profits du commerce.
L'argent peut produire un intérêt, lorsque
le prêteur renonce à un profit assuré, ou qu'il souffre
un dommage réel, comme dans le prêt de commerçant à
commerçant; et même dans ce cas, l'intérêt peut
être le juste équivalent du profit cessant, ou du dommage souffert.
Le prêt à constitution de rente produit légitimement
un intérêt; parce que le capital étant aliéné
pour un temps indéfini, il est impossible que dans un temps ou dans
un autre, le prêteur n'en eût pas retiré un profits ou
qu'il n'en souffre pas un dommage.
Le prêt à jour qui n' est causé, ni
pour acquisition de valeurs productives, ni pour société de
commerce; et dans lequel le préteur disposant à tout moment
de son capital, ne peut alléguer, ni un profit auquel il doive renoncer,
ni un dommage qu'il puisse souffrir, produit un intérêt sans
motif suffisant et légal. Il a été considéré
jusqu'à ces derniers temps, comme un prêt de consommation essentiellement
gratuit, et la raison en est évidente. En effet; l'argent n'étant
que le signe de valeurs productives on de valeurs improductives (Voyez le
premier article, dans le n° du 13 septembre), le prêt à
jour qui n'est pas causé pour valeurs productives, ne peut donc être
le signe que de valeurs improductives en a denrées ou en travail.
Mais si cent francs prêtés à jour sont le signe de dix
mesures de blé ou de cinquante journées de travail, de quel
droit exigerais-je que l'emprunteur me rendit onze mesures de blé,
ou cinquante-cinq journées de travail ?
L'assurance contre le danger d'une perte possible, n'est
pas un motif suffisant d'exiger l'intérêt, parce que cette assurance
se trouve dans les précautions que la loi permet au prêteur
pour prévenir la perte, ou dans les moyens qu'elle lui fournit pour
l'empêcher.
Le service rendu à l'emprunteur n'est pas un motif
suffisant parce que ce service que je rends sans m'incommoder moi-même,
est une charité que je dois à mes frères, qu'ils me
doivent à leur tour, et qui ne peut s'évaluer, ni se payer.
Je rappelle les lois jadis usitées en France et
leurs motifs : ces lois, à la faveur desquelles la société
a prospéré, et les moeurs s'étaient élevées
au plus haut point de décence et de dignité. Je ne me dissimule
pas que ces lois sont sévères, comme toutes les lois dont l'objet
est de subordonner l'intérêt privé à l'intérêt
public. Sans doute la défense du prêt à jour apporte
une gêne quelquefois fâcheuse dans les affaires de la famille;
mais la tolérance du prêt à jour produit un désordre
intolérable dans les affaires de l'Etat. En vain dirait-on que la
loi qui le défendrait ne serait pas obéie: je répondrois
que si l'administration doit quelquefois empêcher ce qu'elle
ne sauroit défendre, la morale doit toujours défendre même
ce qu'elle ne peut empêcher.
J'ai rencontré la raison des lois religieuses sur
le prêt, en ne cherchant que les motifs des lois politiques: C'est
une nouvelle preuve de la vérité de la doctrine chrétienne
:je veux dire de sa parfaite conformité sur tous les objets de la
morale aux rapports les plus naturels des choses. Ceux qui s'obstinent à
la combattre, peuvent remarquer que je n'ai traité la question du
prêt qu'en politique, et non en théologien ; et ce n'est pas
ma faute si la vraie philosophie, est en tout d'accord avec la religion.
On a fait de longs traités sur la richesse des
nations, des traités où l'on a voulu doctement enseigner ce
que tout le monde sait, et quelquefois ce que personne ne peut connoitre.
Je doute qu' il y ait des livres plus abstraits, et qui pis est plus
inutiles. Mais, au fond, ces mots richesse des nations, présentent-ils
une idée assez juste pour en faire le sujet d'un traité, et
même le titre d'un ouvrage? Les particuliers sont riches, et les nations
sont fortes; et comme l'opulence fait la force politique d'un particulier,
on peut dire que la force est la seule richesse d'une nation. Il faudroit
donc traiter de la richesse des particuliers et de la force des nations :
mais est-il ' nécessaire de se livrer à de pénibles
recherches sur la nature et les causes des richesses; et les enfans du siècle,
nous dit l'Evangile, n'en savent-ils pas, sur les moyens de faire fortune,
bien plus que les enfans de lumière ? Et l'art de s'enrichir n'est-il
pas beaucoup mieux connu des ignorans que des savans et des gens d'esprit
? A considérer même la richesse dans les nations, l'extrême
misère ne touche-t-elle pas à l'extrême opulance ; et
la nation qui compte le plus de millionnaires , n'est-elle pas toujours celle
qui renferme le plus d'indigens ? Qu'on lise les Recherches sur la Mendicité
en Angleterre , par Morton Eden, et l'un y verra des villes , même
considérables où la moitié des habitans est à
la charge du bureau de charité. Tout peuple qui est content de son
sort, est toujours assez riche ; et, sous ce rapport, la stérile Suède
étoit aussi riche que la pécunieuse Hollande, et eût
été beaucoup plus forte. La richesse d'une nation n'est pas
les impôts qu'elle paie : car les impôts sont des besoins et
non un produit; et l'excès des besoins est plutôt un signe
de détresse que la mesure de la richesse. Je le répète:
la richesse d'une nation est sa force, et sa force est dans sa constitution,
dans ses mœurs, dans ses lois, et non dans son argent. On peut même
assurer qu'à égalité de territoire et de population
, la nation la plus opulente c'est-à-dire la plus commerçante,
sera la plus foible, parce qu'elle sera la plus corrompue, et de la pire
de toutes les corruptions, la corruption de la cupidité.
On peut le dire aujourd'hui que tout est consommé;
on peut Ie dire , non comme un reproche pour le passé, mais comme
une leçon pour l'avenir. c'est moins le fanatisme politique qui négaroit
qu'un petit nombre d'esprits, que la cupidité universelle produite
par les nouveaux systèmes sur l'argent, et par le relâchement
de tous les principes de morale, qui a fait descendre la société
chrétienne chez le peuple le plus généreux et le plus
éclairé, au-dessous même de ces ignobles et délirantes
démagogies païennes, qui ne jugeoient que sur des délations,
ne gouvernoient que par des supplices, ne vivoient que de confiscations;
et où l’exil, la mort étoient le prix de la vertu , et la proscription
la condition nécessaire de la propriété.
Nous nous croyons riches, et nous le sommes effectivement
de biens artificiels. Mais les vrais biens s'épuisent , et la nature
: semble s'apauvrir. II y a peu de villes en France où il ne soit
bientôt plus aisé de se procurer un meuble le de bois d'acajou
qu’une poutre de bois de chêne pour soutenir le toit de sa maison.
Le bois à brûler coûte presqu'aussi cher que les alimens
qu'il sert à préparer; et les toiles des Indes sont à
meilleur compte que les draps faits de la laine de nos troupeaux. Comment
se fait-il que les inventions modernes des arts se dirigent à la fois
vers les jouissances du luxe les plus raffinées, et vers l'économie
la plus austère sur les premiers besoins ? La soupe du pauvre dans
Ies grandes ville coûte moins que la pâtée d'un serin
: le malheureux auroit une idée bien basse de ce qu'il vaut s'il ne
s’estimoit que par ce qu'il coûte.
On peut laver le linge avec de la fumée , éclairer
ses appartemens avec de la fumée, se chauffer avec de la vapeur, etc.
Les machines remplacent l'homme; et mêmes les élémens,
s'il faut en croire M. de Condorcet, se convertiront un jour en substances
propres à notre nourriture. Partout on prodigue l'art pour économiser
la nature. J'applaudis à ces découvertes et j'en admire les
auteurs; mais peut-être faut-il s'affliger de la cause qui rend ces
découvertes nécessaires, et les hommes si inventifs. A mesure
que le luxe gagne la société, les premières nécessités
manqueroient-elles à l’homme? Ces premiers dons de la nature que la
Providence avoit départit d'une mains libérale à tous
ses enfans, et dont les peuples naissans sont si abondamment pourvus, commenceroient-ils
à s'épuiser dans la société avancée; et
comme des dissipateurs, après avoir consommé notre patrimoine,
serions-nous réduits à chercher notre vie dans les moyens précaires
de l'industrie ? Nous faudra-il désormais apprendre dans les savantes
décompositions de la chimie ou dans les inventions ingénieuses
de la mécanique , l'art si facile de vivre , hélas : et la
vie physique deviendra-t-elle aussi pénible que la vie politique
? Je ne sais ; mais nos grandes sociétés d'Europe ne ressemblent
pas mal à une place assiégée depuis plusieurs années,
où après avoir épuisé les magasins
on a recours aux moyens les moins naturels. On se chauffe avec les
meubles; on fait de l'argent avec du papier, des alimens de tout, et l'on
prolonge à force do privations la douloureuse existence d'une garnison
exténuée.
.
De BONALD
En 1777, l'Académie de Marseille proposa au concours cette question
: "Quelle a été dans tous les temps l'influence du commerce
sur l’esprit et sur les mœurs des peuples? "
Le sujet fut traité, et le prix remporté
par un compatriote de l'auteur, M. Liqnier *, négociant de Marseille,
où il était universellement considéré pour ses
vertus et ses talens , mort en 1790, à l'assemblée constituante,
où il avait été nommé député. Il
osa se décider contre le commerce, et prouva que le commerce extérieur
ne tend qu'à accroître sans mesure les deux maux extrèmes
de la société, l'opulence et la misère, et à
consommer les richesses naturelles pour les remplacer par des 'ichesses artificielles.
C'est principalement au commerce et à ses innombrables
besoins, qu'il attribue le dépérissement des bois, premier
besoin des hommes civilisés. En effet , le défaut de combustible
est une cause bien plus prochaine de dépopulation , que la rareté
même de comestible , parce que l'un se transporte de loin, et non pas
l'autre. La révolution a fait dans ce genre des maux incalculables,
et peut-être sans remède. Deux systèmes d'économie
politique ont régné en France : le système de Sully,
système agricole, et par conséquent producteur et conservateur
des richesses naturelles; le système de Colbert, système commercial
et manufacturier, consommateur des richesses naturelles, et producteur des
richesses artificielles. Le premier est plus favorable aux moeurs, à
la force politique d'un Etat continental, et ajoute à l’aisance générale,
parce qu'il alimente les petites manufactures de produits indigènes,
et le trafic intérieur qui sert à les faire circuler. Le second
est plue favorable aux arts, à la force maritime d'un Etat insulaire;
et il élève de grandes fortunes par les fabriques d'objets
de luxe, et de productions étrangères, que le commerce extérieur
importe brutes et exporte manufacturées. La France ne peut pas balancer
entre ces deux systèmes ; car les mener de front paroit impossible,
comme il le seroit à un particulier d'exploiter ,une grande métairie,
et de suivre en même temps de grandes opérations de commerce.
* Discours imprimé à Marseiles chez Brabiou, 1778