Nancy, 22 Avril 1790.

MONSEIGNEUR,

    ON fait circuler avec profusion, dans cette Ville et dans la Province , un Imprimé intitulé Opinion de M. l'Evêque de Nancy sur l'admissibilité des Juifs, etc. J'ignore quel peut être le motif de réimprimer, au mois d'avril, opinion que vous  avez manifestée , Monseigneur, à la Séance du 24 décembre dernier , qui a été publiée par tous les papiers publics, et qui depuis aura vraisemblablement changé , d'après le Décret rendu en faveur des Juifs Portugais. Je ne puis pas me persuader que vous cherchez , au moment où peut-être la question des Juifs doit être discutée et décidée en leur faveur, à vous justifier envers vos Commettans qui, par l'article XVI du Cahier, vous avaient chargé de demander le renouvellement des Lois rendues par les Souverains de la Lorraine; votre justification se trouvait suffisamment établie parla Séance du 24 décembre. Au surplus, Monseigneur, n'est-il pas passible, même présumable, que vos Commettans , lorsqu'ils ont, fait leurs Cahiers , ne comptaient guètes sur la Révolution actuelle, et qu'ayant acquis; pour eux-mêmes cette précieuse liberté , ils auraient également acquis l'esprit de cette liberté, pour ne plus vouloir voir sous leurs yeux des hommes (quoique Juifs) , courbés sous des anciennes Lois despotiques et barbares? Enfin, comme il ne m'appartient pas de scruter le motif de la réimpression de votre Opinion, et que cependant je redoute l'effet qu'elle peut faire dans l'esprit de ceux qui croiront, que cette Opinion est encore la vôtre en ce moment ;permettez-moi , Monseigneur , de vous adresser la présente , que je ferai également imprimer, pour combattre l'opinion de M. l'Évêque de Nancy, du 24 décembre , et qui n'est plus la vôtre aujourd'hui ; du moins j'aime à me le persuader.
    Avant d'entrer en aucun, détail sur la question de l'admissibilité des Juifs, permettez-moi, Monseigneur de vous témoigner mes très-sincères et très-respectueux remerciements, de la distinction favorable que vous avez daigné faire de ma personne ; cette marque de votre bienveillance a mon égard me rend confus., et je ne puis l'attribuer qu'à l'excès de vos bontés, dont vous lavez cessé de me combler. J'aime me persuader que , si j'ai eu le bonheur de mériter en particulier votre estime, moi, qui jusqu'ici n'ai osé prendre le titre d'homme , qui , né entre l'humiliation et la persécution, ne suis exercé ni à la langue Nationale, ni au langage de la Liberté, combien mes successeurs ; décorés du titre d'hommes, recevant l'éducation Nationale, ne mériteront-ils pas d'estime de votre part, et de la part de ceux qui, comme vous, sauront apprécier les vertus de chaque, individu ! C'est dans cette douce espérance que je vais réfuter les obstacles qui paraissent sortir de votre Opinion du 24. décembre.

    Vous n'ignorez pas, Monseigneur, qu'au mois de mai 1789, le ROI qui, par ses vertus et bontés paternelles, a préparé, à tant d'égards, le bonheur des Français; qui, déjà en 1784, a aboli les droits corporels qui existaient alors à notre égard, en déclarant par son Édit, " qu'il répugnait à ses sentiments de laisser subsister une taxe aussi humiliante sur aucun de ses sujets" ; nous a autorisés à faire des assemblées dans chacune des trois Provinces de Lorraine, d'Évêchés et Alsace, afin de dresser nos Cahiers de voeux et doléances, et de les présenter ensuite à M. le Garde-des-Sceaux, pour y être statué. Nous nous sommes assemblés en vertu de cette: autorisation et avons formé, dans chacune desdites Provinces , notre cahier, selon la localité et les besoins de chacune desdites Provinces. Trop heureux alors , d'oser porter nos voeux aux pieds du trône; nous n'étendions pas nos vues à former des demandes d'une liberté absolue qui , à bien des égards, n'était pas encore accordée aux autres Français; mais nous nous bornâmes à, demander de sortir de l'esclavage dans lequel on nous tenait particulièrement, et de conserver les faibles privilèges dont nous jouissions. Arrivés à Paris au mois d'août dernier, nous apprîmes avec bien de la joie, que le premier article de la Constitution émanée de la sagesse de l'Assemblée Nationale, établissait les Droits de l'Homme, en déclarant que tous les hommes naissent égaux et libres. Nous trouvâmes alors non-seulement notre mission inutile, mais nous jugeâmes que ce Décret , base du bonheur des Français , nous accordait des droits bien au-delà de ce que nous étions chargés de solliciter et de demander par nos Cahiers ; cependant de longues expériences ne nous ont que trop souvent appris malheureusement, que tout ce qui pourrait par une suite de temps , être assujéti à une interprétation quelconque , pourrait rencontrer des difficultés à l'égard des Juifs; nous décidâmes que, sans nous arrêter à nos Cahiers. primaires; nous réunirions nos demandes à la demande générale , d'obtenir les Droits et le Titre de Citoyen, ce qui a donné lieu à l'Adresse que nous eûmes l'honneur de présenter à l'Assemblée Nationale , le 26 août dernier. Admis ensuite à la Barre, où j'ai eu l'honneur de prononcer un petit Discours , M. le Président , au nom de l'Assemblée, nous faisait entrevoir notre bonheur très-prochain, et nous autorisa à en informer provisoirement nos Commettans. Qui aurait dit alors qu'au mois d'avril 1790, les Juifs porteraient encore les fers de l'esclavage?
    Les 23 et 24 Décembre dernier , la discussion relative à l'éligibilité des Juifs s'est ouverte, et c'est à cette époque seulement que nous avons eu la triste conviction, que nos craintes n'étaient que trop fondées, et que malgré le siècle de la philosophie, malgré la réunion de toutes les lumières et de la sagesse de la Nation , dans une seule Assemblée , il se trouvait encore dans cette même auguste Assemblée des honorables Membres , tels que vous , Monseigneur , qui nous disputaient les droits que nous réclamions à de si justes titres. C'est à cette Séance que vous avez fait valoir et vos lumières et votre éloquence, par l'Opinion que vous avez manifestée à notre égard; Opinion qui vient d'être réimprimée et que j'ai en ce moment sous mes yeux, dans laquelle vous dites que, " puisque le Peuple Juif transporte partout avec lui sans altération sa religion, ses lois, ses moeurs et ses préjugés, qu'au sein des États qui ont recueilli les membres errants de ce Peuple dispersé , on le voit constamment un peuple particulier et distinct ; qu'il a sa Constitution, ses Lois ,ses Rabbins et ses Chefs pour l'ordre Civil et Religieux. Ainsi dites-vous , monseigneur , il faut donc assurer à chaque individu juif , la liberté , la sûreté de sa personne , la jouissance de sa propriété , mais rien de plus , la France doit seulement à ce Juif Étranger hospitalité, protection et sûreté. "
    Réfléchissez. Monseigneur, combien vous êtes en contradiction avec vous-même; vous posez pour base , que parce que les juifs sont un Peuple distinct , qui ont leurs Chefs pour l'ordre Civil et Religieux, ils ne peuvent pas être confondus avec les Français , et vous concluez à dissoudre cet ensemble , à abolir cette constitution , ces lois particulières , pour accorder seulement à l'individu Juif , la liberté , &c. ensuite, vous accordez à ce même individu de la protection ; comment la liberté peut-elle figurer à côté de la protection, dans la bouche d'un Législateur qui a coopéré à consacrer le droit de l'homme ? Ensuite vous dites, Monseigneur , que parce que le Juif ne peut pas faire la guerre offensivement, le jour du Sabat, que parce qu'il ne peut pas travailler à aucune profession d'arts ou métiers le jour du Sabat , il ne doit pas être Citoyen Français; et ne peut pas travailler de concurrence avec l'ouvrier Chrétien: quelle singulière logique, que parce que un jour de la semaine le juif ne petit pas travailler, ni attaquer l'ennemi, il faut le condamner pendant les six autres à avoir les bras croisés! n'est-ce pas à peu-près dire, que parce, qu'il faut couper, par accident, un doigt de la main, il faut couper la main entière? Mais rappelez-vous donc. Monseigneur, que tous les Citoyens Français ne sont pas Militaires ; vous-même, Monseigneur, vous remplissez sûrement tous les devoirs du Citoyen, cependant vous ne portez pas les armes; quant à la concurrence entre l'ouvrier Chrétien et l'ouvrier Juif, confiez quelque chose à l'intelligence , à l'activité du Juif, qui saura bien récupérer les pertes du temps de la célébration des Fêtes, par une grande assiduité au travail , et même par la privation des moments de repos; au reste, si vous accordez au juif des moyens de pouvoir travailler et gagner sa vie , comme tous les autres Citoyens , vous remplissez la tâche du Législateur; si ensuite ce Juif, soit par sa religion, soit même, si vous le voulez , par ses préjugés, ne profite pas de cette Faveur, que vous importe, vous n'avez pas moins rempli envers cet homme, ce que le devoir en qualité d'homme législateur vous prescrivait; et dans votre hypothèse même, que l'ouvrier Juif ne pourrait pas parvenir à vendre aussi bon marché que l'ouvrier Chrétien ; vous laisserez au moins à cet ouvrier ou journalier Juif, le moyen de gagner son pain journalier pendant les cinq jours de la semaine. Vous posez les mêmes principes sur l'impossibilité qu'un Juif puisse remplir aucune magistrature, aucun emploi civil et charge municipale, à cause du jour du Sabat, où il serait un homme nul pour la société ; avouez-moi, Monseigneur , que si la Religion. Catholique était ponctuellement suivie au texte de l'Évangile vous consacreriez le jour de Dimanche aux actes de pure dévotion, et qu'à moins d'une affaire très-urgente et indispensable, vous ne devriez vous occuper que de célébrer la Fête et le repos pour la commémoration de la création du monde. Si donc vous n'aviez pas eu la facilité de changer cette première institution , vous auriez été forcé de laisser toute la France sans Magistrats, sans Municipalités , par 1a raison que ces hommes étant nuls pour joutes les fonctions le jour de Dimanche, ils doivent également l'être pour les six autres jours, Réfléchissez je vous supplie, et prononcez.
    Vous dites plus, Monseigneur, que si le Juif est fidel à sa loi , il ne pourra exercer utilement, pour la société , ni la Médecine, ni la Chirurgie, &c. puisque le jour du Sabat le malade attendrait en vain son secours; mais, Monseigneur , des faits innombrables désavouent votre assertion; l'état d'un Médecin étant le seul qui était libre , et qu'en conséquence le Juif pouvait exercer , nous a procuré les Médecins les plus célèbres, et les plus accrédités par leur talents; je pourrais vous citer plusieurs Princes , même plusieurs Électeurs , qui n'ont jamais eu que des Médecins; Juifs attachés à leur personne ; l'Électeur de Cologne, CLÉMENT-AUGUSTE n'a pas été vingt-quatre heures sans voir son Médecin Juif, qui encore aujourd'hui est le plus célèbre Médecin en Allemagne. A Hanovre, un Médecin Juif a obtenu le prix dans l'Académie de Paris, il y a environ quatre ans, ce qui prouve bien que les Juifs, Médecins, ne laissent pas souffrir leurs malades pendant le jour du Sabat.
    A Metz , il y a deux Médecins très-accrédités qui ne se bornent pas à soigner les Juifs, mais qui sortent de leurs quartiers pour saigner des Chrétiens. Ils ne croyent pas violer le Sabat, en voyant leurs malades, et ils ne passent pas un jour de la semaine sans leur donner leurs soins; on est à portée de vérifier ce fait. Au surplus, Monseigneur, comment est-il possible qu'un Prélat, un Ministre de l'Église Catholique puisse croire que la Religion Juive, dont il ne peut et ne doit douter que les principes sont émanés de la divinité, peut être assez cruelle et assez barbare pour défendre de ne point secourir un homme pendant le jour du Sabat ? Non, Monseigneur, de pareilles défenses ne peuvent partir de la divinité ; et je ne cesserai de le répéter , que le Juif le plus scrupuleux , le plus superstitieux ne balancera pas de faire tout, le jour du Sabat, lorsqu'il croira seulement pouvoir ménager la vie d'un homme pendant quelques heures. Je ne relèverai pas l'obstacle que vous paraissez trouver en ce que le Juif ne mange pas à la table des Chrétiens ; c'est sans contredit une grande privation pour le Juif qui est fidelle à sa loi ; mais je ne vois pas pour cela que le Juif cordonnier ne puisse pas faire les souliers d'un Chrétien.. Ensuite vous observez, Monseigneur, que « ce n'est pas sans doute une petite chose que de terminer avec justesse quelle sera dans la nouvelle combinaison sociale , la place et la police d'une Tribu de plus de cinquante mille âmes, pour qui nos lois générales ne peuvent jamais être que des lois secondaires, &c.
    Mais, Monseigneur , l'Assemblée Nationale n'a-t-elle pas décrété, que nul ne doit être inquiété pour ses opinions religieuses ? Si la France ne devoir renfermer dans son sein que des Catholiques, elle n'aurait sûrement pas fait ce Décret.; voilà donc les Juifs rassurés sur la profession de leur Loi religieuse; quant à la Loi civile , celle de la Nation sera la nôtre , nous nous y sommes soumis très-expressément dans la pétition des Juifs, que nous avons eu l'honneur de mettre sous les yeux de l'Auguste Assemblée. Vous voyez donc, Monseigneur, que la loi Générale et Nationale, pour la partie Civile ne sera pas secondaire pour les Juifs mais bien la leur, et que ce ne sera que la loi Religieuse que le Juifs continueront de conserver pour eux en particulier.
    Vous prétendez ensuite., Monseigneur, que les Députés à l'Assemblée Nationale n'ont ni mandats, ni pouvoirs des Provinces , pour admettre les Juifs, &c. ; mais, Monseigneur , aviez vous des mandats et pouvoirs de vos Commettans pour la plupart des Décrets de l'Assemblée Nationale? Permettez-moi de le répéter , vos Commettans d'alors ne sont plus ceux d'aujourd'hui, puisqu'ils sont devenus libres; ils ne pensent plus de même qu'alors, puisqu'ils ont appris à apprécier la liberté; et comme vous avec coopéré à tant de Décrets, pour lesquels vous n'aviez ni mandats , ni pouvoirs, pourquoi voudriez - vous que le cahiers de vos Commettans ne fût impératif que pour les Juifs? Eh ! ne sont ils donc pas des hommes?
    Ensuite vous vous arrêtez, Monseigneur , à des considérations morales et locales qui doivent empêcher l'admission des Juifs. Comme le préjugé du peuple contre les Juifs, les explosions violentes qui ont eu lieu en Alsace et à Nancy, lesquelles explosions vous déclarez avec l'équité qui vous est si naturelle , avoir été faites avec autant d'injustice que de cruauté ; et cependant vous en tirez la conséquente , que si les Juifs étaient admis au rang des Citoyens, il pourrait arriver de nouvelles explosions. désastreuses ; enfin vous vouliez répéter ce qu'un autre Membre de l'auguste Assemblée a dit, que le Décret qui accordera aux Juifs le droit de Citoyen sera le Décret de leur mort. II me semble, Monseigneur , que vos craintes ne sont pas fondées; et nous aimons encore en ce moment à nous persuader que la haine du peuple contre les Juifs , les insurrections dernières qui ont eu lieu, n'ont pour cause d'un côté que l'état d'avilissement où le Juif a paru être aux yeux du peuple, qui se croyait en conséquence autorisé à tout entreprendre contre les Juifs ; et d'un autre côté, le moment d'anarchie qui a frappé tout à la fois tous ceux qui n'étaient pas de la classe du peuple; mais qu'aussitôt que le tout sera rentré dans l'ordre social, qu'aussitôt que les Juifs seront reconnus être des hommes, cette haine populaire cessera; le motif qui les excitait n'existant plus.
    Vous l'avez dit vous-même , Monseigneur, que les griefs dont an accusait les Juifs de Nancy lors de la dernière émeute du mois de mars 1789 , étaient de trop s'étendre dans 1a Province, d'acquérir des maisons, des terres et des privilèges que les anciennes lois ne leur donnaient pas ; mais les Juifs déclarés Citoyens, remplissant les devoirs du Citoyen, les maisons, les terres des Juifs seront toujours des biens appartenant à un Citoyen qui supporte les charges de tout Citoyen, et ne fera plus naître l'idée de trouver étrange de voir des Juifs propriétaires, puisque ce sera la propriété d'un Citoyen; au reste, Monseigneur, nous sommes si persuadés de l'aveugle confiance de tout le peuple français dans les Décrets de l'Assemblée Nationale, que nous ne doutons, nullement de l'effet de celui qui sera en notre faveur. Mais au contraire, si nous n'obtenons pas bientôt ce Décret , nous craignons que le Peuple voyant les Juifs exclus du droit de l'homme , il ne se permette des excès de violence contre nous, nous croyant des êtres méprisables , au point de ne mériter aucun égard de la part de ses Représentants. Il nous croira faits pour servir de jouet à ses caprices.
    Il est donc bien plus nécessaire que l'Assemblée Nationale se hâte à décréter ce que la. justice et le droit de l'homme ne peut nous refuser, que de suivre le conseil que vous donnez de retarder ce Décret, parce que la prudence consiste a prévoir les malheurs passibles , et la sagesse à les prévenir ; l'un et l'autre sont faits depuis longtemps. Le Décret qui a prononcé en faveur des Juifs Portugais, a dû assez préparer l'esprit des autres provinces à voir dans la personne du Juif un homme. L'établissement des Municipalités dans tout le royaume, et la responsabilité même des Municipalités à faire fidellement exécuter les Décrets et la loi constitutionnelle, est un autre garant pour les Juifs ;que le Décret qui prononcera en leur faveur ne rencontrera aucun obstacle ni empêchement; et que si, contre toute attente , il restait encore quelque individu imbu des anciens préjugés , reste d'un fanatisme enrouillé , quelques esprits rebels qui oseraient se soulever contre les Juifs, il 'est pas à douter que bientôt , ainsi qu'à Bordeaux, la saine partie des habitants, la Municipalité même, dépositaire de la force de la Loi , fera rentrer bien vite les égarés sous l'étendard de la raison et de la justice. Au surplus , Monseigneur, sans doute il est de la sagesse de l'Assemblée Nationale de prévenir les malheurs ; mais si les personnes qui sont menacées d'essuyer ces malheurs ont assez de courage pour les braver, si des hommes las de vivre dans l'humiliation et dans la persécution la plus atroce, préféraient de mourir avec le titre sacré d'hommes, à se voir, journellement traiter comme de vils troupeaux ; il me semble qu'alors l'Assemblée Nationale ne pourrait plus refuser de prononcer.
    Eh bien ! Monseigneur, recevez cet aveu de ma part, et au nom de tous mes Commettans, que nous sommes si jaloux de porter le nom glorieux de Citoyen Français, non pas tant pour jouir des droits qui y sont arrachés, que pour en remplir les devoirs , que nous exposerons, sans murmurer, notre vie pour l'obtenir ; et pourquoi ne le ferions-nous pas? nous ne suivrons que l'exemple de nos augustes Législateurs ; au travers de combien d'orages et de périls, n'ont-ils pas su débarrasser tous les Français de la servitude? Qui d'entre les Français, aujourd'hui , s'il s'agissait d'exposer sa vie pour maintenir la liberté que l'Auguste Assemblée a eu le courage de leur procurer à travers des obstacles les plus impérieux, demanderait à y réfléchir? Je vous le répète donc, Monseigneur , avec cette fermeté mâle dont nous nous sentons émus, que nous préférons mille fois la mort, à l'état d'avilissement et d'opprobre dont nous étions jusqu'à présent couverts.
    Mais, pourquoi ces terreurs paniques? pourquoi craindre des excès criminels de la part des Français qui en sont incapables? Nous aimons à nous persuader, qu'aussitôt le Décret de l'Assemblée Nationale rendu en notre faveur, on jettera un voile sur tous les temps passés, et on ne mettra plus en doute que le Juif fait comme tous les autres hommes,doué de toutes les facultés intellectuelles des autres hommes, rendu à lui-même , et réintégré dans les droits de l'homme, sera susceptible de remplir également les devoirs de l'homme ; que partout où ce peuple induit en erreur aura vu le Juif son esclave, avec l'oeil du mépris, il verra un Citoyen fidelle avec l'œil de la fraternité ; et par contre , où le Juif aura vu un Français son persécuteur, il verra son Concitoyen, son Frère , qui ne différera de lui que par l'opinion religieuse. Cette différence n'influe pas sur le sort des autres non-Catholiques, pourquoi influerait-elle sur celui des Juifs ? (Nous venons d'avoir sous nos yeux un exemple bien frappants, pour prouver ce que j'avance : des Prêtres Catholiques et des Ministres Luthériens viennent de se réunir à Strasbourg aux Ministres Calvinistes, pour la cérémonie de l'inauguration d'un Temple destiné a ces derniers.)
    N'en doutons pas, Monseigneur, les Français ne tenteront jamais des excès violents contre le voeu d'un Décret de l'Assemblée Nationale; ils ne se rappelleront avec horreur tant de scènes d'injustice et de  cruauté , que pour s'occuper à l'avenir du plaisir de rencontrer partout des Frères et des Concitoyens: que ce qui vient de se passer à Bordeaux soit un sûr garant de ce qui se passera dans les autres lieux de la France que les Juifs habitent; les habitants des anciennes Provinces des Évêchés de la Lorraine et de l'Alsace, ne seront pas moins bons Français, ne seront pas mains fidelles au Décret de leurs augustes Législateurs, que les habitants de Bordeaux ; ils se familiariseront à voir les Juifs avec l'œil de fraternité, lorsque surtout ces derniers chercheront toutes les occasions de faire éclater les vertus qu'ils pratiquaient secrètement, lorsqu'ils pourront étendre la charité qui leur est si particulièrement recommandée pour tous leurs frères, et qui se trouvait jusqu'ici concentrée parmi eux seuls, tandis qu'alors ils trouveront par-tout des frères. Oui, Monseigneur, les Français du nord, ainsi que les Bordelais, béniront , de concert avec les Protestants et les Juifs devenus Français, l'heureuse révolution qui, en rendant l'homme libre , les soumet généralement à la Loi constitutionnelle qu'ils ont faite et acceptée eux-mêmes , pour consolider à jamais leur bonheur.
    Il me semble, Monseigneur, que vous serez suffisamment convaincu, que votre opinion du 24 Décembre ne peut plus être admise, d'après tout ce que j'ai eu l'honneur de vous observer ; et que , malgré mon peu de moyen d'écrire dans une langue que je n'ai jamais apprise, vous ne me condamnerez pas de n'avoir pas employé d'autre plume plus au fait, et par conséquent plus éloquente; pour vous convaincre; j'ai cru qu'il était bien mieux de n'employer que mon jargon pour vous
faire lire dans mon cœur, où vous trouverez toujours gravée la vénération la plus profonde pour votre Personne.
    Si cependant, contre mon attente, vous persistiez encore dans vos sentiments, que le juif ne peut pas être confondu parmi les Français , pour jouir comme eux de tous les droits; convaincu comme je le suis, que vous ne cherchez pas en ce moment à couvrir sous le masque de la philosophie, ce qui, dans d'autres siècles a été couvert sous le masque de la Religion, et que bien loin de rendre l'état du juif plus dur encore , (ce qui à la vérité , serait bien difficile ) , vous cherchez à le soulager, je vais vous faire une nouvelle proposition, et vais mettre les intérêts de mes Commettans entre vos mains, pour que vous puissiez , si vous le jugez à propos, en faire la proposition à l'Auguste Assemblée.
    Il paraît indubitable , qu'après que l'Assemblée Nationale a décrété les droits imprescriptibles de l'homme , sans distinguer l'homme chrétien , et l'homme Juif; après que l'Assemblée Nationale a décrété que les Juifs Portugais , Avignonais , &c. sont compris dans le Décret du droit de l'homme , elle ne peut sans une contradiction
formelle , décréter le contraire pour les Juifs habitant les autres parties du Royaume; à moins que ces mêmes Juifs ne sollicitent eux-mêmes l'exclusion. Eh bien , Monseigneur, j'y consens , sous la condition très-expresse ci-après détaillée, et je me porte fort pour tous les Juifs habitant les ci-devant provinces de Lorraine , Alsace et Évêchés , de les faire agréer et souscrire ce sacrifice, à charge que l'Assemblée Nationale voudra bien décréter: Qu'eut égard à l'abandon volontaire du droit de l'éligibilité que les Juifs habitant les Provinces de Lorraine, d'Alsace et des Évêchés veulent faire, droit qui leur était acquis par le Décret du 20 Août , concernant les droits de l'homme; l'Assemblée Nationale décrète et déclare, que les Juifs jouiront dans tout le Royaume de la France; de tous les droits des autres Français , sans aucune réserve ni distinction quelconque, que celle de l'éligibilité pour les places de Municipalité et Magistrature ; et pour compenser l'exclusion du droit de l'Eligibilité, l'Assemblée Nationale permet et autorise les Juifs habitant les ci-devant Provinces de Lorraine , Évêchés et Alsace , de rester en Communauté particulière, d'avoir entre eux et à leur charge, des Rabbins et Chefs, tant pour l'ordre civil que religieux , que ces Rabbins et Chefs seront munis des Lettres-Patentes du Roi, pour que toute contestation de Juif à Juif soit faite et jugée par les-dits Rabbins et Chefs, selon leurs formes et usages; et que tout jugement qui interviendra ait force d'exécution , sauf l'appel au Tribunal supérieur du Département; à l'effet de quoi il sera déposé dans chacun des Greffes- principaux des Départements, une traduction fidelle, certifiée par les Rabbins et Chefs desdits Juifs, de leurs Lois et Usages civils, afin d'y avoir recours au cas échéant.
    Ce n'est qu'à cette condition , Monseigneur, que nous ferons le sacrifice du droit qui nous est dû en qualité d'hommes,
    Mais si nous ne devons plus rester en Commumauté, si nous devons ,faire le sacrifice de nos Lois civiles , pour être régis selon la Loi nationale; si enfin, la révolution si heureuse pour tous les Français ne faisait qu'augmenter nos malheurs nous préférerons mille fois la mort à y souscrire; nous obéirons , mais nous persisterons à réclamer de la justice de l'Assemblée Nationale , la plénitude du droit de l'homme.

Je suis avec un très-profond respect
MONSEIGNEUR,
Votre très-humble et très
obéissant Serviteur,
BERR-ISAAC-BERR,
Pensionnaire de MONSIEUR
Frère du ROI.



Source : BNF-Gallica